A en croire les instituts de sondage et l'analyse médiatique qui en découle, l'issue de la présidentielle américaine ne fait aucun doute : le candidat démocrate Joe Biden va l'emporter et prendre en main la destinée des Etats-Unis. Avec près de 10 points d'avance sur Donald Trump selon le site Real Clear Politics, qui fournit une compilation des principaux sondages du pays, l'ancien vice-président de Barack Obama ne caracole pas seulement en tête, il a accru ces dernières semaines l'avantage dont il disposait.
Autant d'éléments repris en boucle par les médias américains – et français – ce qui renforce l'impression que les jeux sont faits. Pourtant, si l'histoire récente est un guide, il est bien imprudent de tirer quelque conclusion définitive à partir de ces données. Faut-il le rappeler, en 2016 Hillary Clinton dominait outrageusement dans les sondages; à tel point que la veille du scrutin, le Huffington Post jugeait que la Secrétaire d'Etat avait... 98,1 % de chances de l'emporter. Avec, le lendemain, le résultat que l'on connaît.
Collège électoral contre vote populaire
L'histoire serait-elle en train de se répéter ? Impossible de se prononcer à l'heure actuelle bien entendu, mais cet emballement médiatique est l'occasion de rappeler un élément essentiel du processus électoral américain : le président n'est pas élu par vote populaire, c'est le collège électoral qui décide du vainqueur.
Chaque Etat dispose d'un nombre de grands électeurs défini (29 pour la Floride, 20 pour la Pennsylvanie, par exemple), et le candidat qui réuni le plus de suffrages dans l'état en question les rafle tous. Il est ainsi possible de remporter le vote populaire mais de perdre l'élection. Hillary Clinton en sait quelque chose ; avec 65,58 millions de voix, elle avait devancé en 2016 Donald Trump de près de 3 millions de votes. Mais ce dernier s'était largement imposé au collège électoral, (306 votes contre 232) pour devenir le 45e président des Etats-Unis.
Vus à travers ce prisme, les 10 points d'avance de Joe Biden au niveau national revêtent une importance relative. Si les médias ont tendance à insister sur cette donnée, il est d'avantage révélateur de s'intéresser aux chiffres Etat par Etat, plus particulièrement à ceux qui ne sont pas fortement marqués politiquement et donc susceptibles de basculer côté républicain comme démocrate, les fameux «swing states».
Swing states et «faux sondage»
Là encore, si l'on se fie aux sondages, Joe Biden serait en passe d'écraser le locataire de la Maison Blanche. Dans le Michigan et en Pennsylvanie par exemple, deux états clés de la rust belt remportés en 2016 par Donald Trump, le candidat démocrate dispose d'environ sept points d'avance, selon la compilation de Real Clear Politics. Joe Biden est également devant dans l'Arizona, en Floride ou encore en Caroline du Nord, trois autres états clés qu'avait gagnés Donald Trump il y a quatre ans.
En fonction des instituts de sondage, l'avance de Joe Biden apparaît même parfois irrattrapable : selon une récente étude du l'université de Monmouth – largement commentée dans les médias – l'ancien vice-président a pas moins de 12 points d'avance sur le chef d'Etat en Pennsylvanie.
Mais la question demeure : à quel point ces données sont-elles fiables ? Pas du tout, selon le président américain qui s'est publiquement interrogé début octobre : «Comment [Joe] Biden peut-il mener en Pennsylvanie alors qu'il est contre la fracturation hydraulique (des emplois!), le deuxième amendement et la religion ? Faux sondage. Je vais gagner la Pennsylvanie.»
La méfiance du chef d'Etat à quelques raisons d'être : en 2016, pratiquement aucun institut ne lui donnaient une chance de remporter trois Etats de la rust belt, la Pennsylvanie, le Wisconsin, et le Michigan, dans lesquels il finira pourtant par s'imposer.
Un risque réel de répéter cette année les erreurs de 2016
Or, les leçons de cet échec n'ont pas vraiment été tirées selon Courtney Kennedy, directrice de la recherche au Pew Research Center, qui s'est penchée sur la question dans un ouvrage.«Je dirais que la plupart, si ce n'est toutes, nos inquiétudes demeurent, certaines, à un degré moindre», a-t-elle confiée dans un billet publié le 5 août.
«Les erreurs de sondages ne sont pas rares dans les élections présidentielles. Mais les sondeurs courent un risque réel de répéter cette année les erreurs de 2016. Ils ne tiennent toujours pas compte du fait que les électeurs plus éduqués sont davantage susceptibles de répondre à des sondages – et davantage susceptibles de voter pour les candidats démocrates», explique-t-elle. En d'autres termes, les échantillons sur lesquels s'appuient les instituts de sondages ne seraient pas représentatifs du corps électoral : «Certains des problèmes structurels, fondamentaux, qui ont atteint leur paroxysme en 2016 sont toujours là en 2020.»
Trump a-t-il des électeurs «cachés» par peur d'être stigmatisés ?
Malgré tout, un institut s'était distingué en 2016 par la justesse de ses prédictions – sans que personne n'y prête la moindre attention –, le Trafalgar group. Or, aujourd'hui encore, cet institut est nettement moins catégorique que ses concurrents sur l'issue des résultats dans les Etats clés, comme par exemple dans le Michigan, où il donne les deux candidats au coude à coude. Selon les données du Trafalgar group, le chef d'Etat est en outre en tête en Arizona, en Floride, en Caroline du Nord, et seulement deux points derrière Joe Biden en Pennsylvanie.
Dès lors, comment cet institut, qui dans la foulée de l'élection présidentielle avait continué d'impressionner par l'exactitude de ses pronostics, étant une nouvelle fois le seul à prédire en 2018 les victoires en Floride de Ron DeSantis pour le mandat de gouverneur, et de Rick Scott au Sénat, en arrive-t-il à de telles conclusions ?
Son patron Robert Cahaly explique que le Trafalgar group s'efforce de prendre en compte ce qu'il appelle les électeurs «cachés» de Donald Trump. Selon lui, ces individus sont affectés par un «biais de désirabilité sociale», que Robert Cahaly définit comme la peur des électeurs conservateurs et indépendants d'être marginalisés ou stigmatisés pour leurs opinions. Et selon lui, ce biais est en 2020 encore «pire qu'il y a quatre ans».
Pour dénicher ces électeurs «timides» de Donald Trump, peu enclins à divulguer leur opinion à un institut de sondage, Robert Cahaly a développé plusieurs techniques, dont la plus efficace est de demander aux sondés pour qui ils voteront, mais aussi comment ils pensent que leurs voisins envisagent de voter. L'idée de Robert Cahaly est que cela donne à ces électeurs un moyen socialement acceptable d'exprimer leurs propres sentiments, en les projetant sur les autres.
En tout état de cause, l'existence d'électeurs qui n'osent pas exprimer publiquement leur soutien à Donald Trump, et l'influence qu'ils pourraient avoir lors de cette élection est de plus en plus discutée outre-Atlantique. Selon une étude récente menée par l'institut Cloud Research, près de 12% des républicains interrogés ont affirmé qu'ils ne ne donneraient pas leur véritable opinion politique dans le cadre d'un sondage par téléphone.
Si c'est un signe encourageant pour lui, l'avance de Joe Biden dans les sondages est donc loin d'être un gage de victoire en novembre prochain. D'autant que la politique américaine n'est pas avare en rebondissements, et à un mois du scrutin, aucun des candidats n'est à l'abri d'une «surprise d'octobre», qui viendrait perturber sa campagne.
Frédéric Aigouy