De nouveaux affrontements ont éclaté, le 21 décembre, en Inde entre la police et des manifestants opposés à la nouvelle loi sur la citoyenneté du pouvoir nationaliste hindou, qu'ils jugent discriminatoire envers les musulmans.
Après le décès de neuf protestataires, tués par balle par la police le 20 et 21 décembre ainsi que de trois autres la veille – dans le cadre de mouvements contestataires de très grande ampleur – la mobilisation fait désormais état de vingt décès au total depuis le vote de la loi controversée, le 11 décembre. Elle constitue l'un des plus grands défis du Premier ministre Narendra Modi, chef de file du Bharatiya Janata Party (BJP), réélu le 23 mai 2019.
La remise en question des «traditions séculaires indiennes»
En conséquence, des interdictions de rassemblements et des coupures d'internet mobile touchent une grande partie de ce pays de 1,3 milliard d'habitants. D'importants dispositifs sécuritaires sont également déployés aux abords de nombreuses mosquées, par crainte de troubles. Si la nouvelle loi ne concerne pas directement les Indiens de confession musulmane, elle a cristallisé les peurs et colères de cette minorité après cinq ans de gouvernement nationaliste hindou dirigé par Narendra Modi.
L'Inde risque beaucoup si elle commence à être perçue comme un endroit où les dissidents doivent avoir peur
Dans un éditorial particulièrement critique du gouvernement, le quotidien The Indian Express a appelé le Premier ministre à faire tout son possible pour «préserver la paix» dans cette nation où les musulmans représentent 14% de la population, invoquant notamment les dommages causés à sa réputation sur la scène internationale en vertu de cette nouvelle loi, rapporte le Courrier international.
«La démocratie la plus peuplée du monde ne peut pas apparaître incapable d'accepter les désaccords de sa jeunesse, elle n'a pas les moyens de laisser paraître qu'elle est si mal dans sa peau», a estimé le même journal. «L'Inde risque beaucoup si elle commence à être perçue comme un endroit où les dissidents doivent avoir peur», prévient enfin l'éditorial.
«Au niveau international, l’Union indienne, cette "plus grande démocratie du monde" (850 millions de personnes inscrites sur les listes électorales…) et seconde démographie de la planète (1,3 milliard d’habitants) est aujourd’hui un acteur recherché, écouté, au crédit extérieur de plus en plus affirmé. Et pas uniquement du fait de son dynamisme économique et de l’importance de son marché intérieur, lequel devient un relais de croissance fort prisé des économies occidentales atones à la recherche d’opportunité», abonde auprès de RT France Olivier Guillard, chercheur au CERIAS (Montréal), directeur de l’information chez GARDAWORLD et auteur de nombreux ouvrages consacrés au sous-continent indien.
Votée le 11 décembre, la loi contestée dans la rue facilite l'attribution de la citoyenneté indienne aux réfugiés d'Afghanistan, du Pakistan et du Bangladesh, à la condition qu'ils ne soient pas musulmans. Ses opposants la jugent discriminatoire et contraire à la Constitution indienne. L'opposition au BJP ainsi que plusieurs organisations de défense des droits de l'Homme estiment que cette loi vise à marginaliser les 200 millions d’Indiens musulmans.
Par ailleurs, le vote de la loi a engendré d’importantes tensions dans les deux chambres du Parlement, «un député allant jusqu'à la comparer aux lois anti-juives promulguées par le régime nazi en Allemagne dans les années 1930», d’après France Culture. La nouvelle loi sur la citoyenneté a même fait l’objet d’un recours devant la Cour suprême, dénonçant son inconstitutionnalité et son opposition aux «traditions séculaires indiennes», selon la radio du service public français.
«L’ADN du BJP réside dans l’hindoue-nationalisme»
Le BJP du Premier ministre est arrivé au pouvoir en 2014 grâce à ses succès économiques réalisés au Gujarat (Etat de l’ouest), que Narendra Modi a dirigé de 2001 à 2014. Cet Etat avait alors connu un très fort essor économique et développé une classe moyenne qui l’a soutenu en retour, notamment pour les deux dernières élections législatives.
Après sa première victoire en 2014, Narendra Modi a progressivement changé l’identité du système politique indien. Cinq ans plus tard, l’Union indienne tend, en effet, à devenir une «démocratie ethnique» fondée sur la suprématie hindoue et le «national-populisme», décrypte le média en ligne Asialyst. Par ailleurs, l’écrasant succès du BJP aux élections législatives de 2019 – il a remporté 45,5% des voix contre 27,1% pour le Parti du Congrès (centre gauche) dirigé par Rahul Gandhi, principal opposant – a bénéficié d’un «échiquier politique local […] fragmenté et souvent corrompu», poursuit Asialyst.
Les adeptes de l’hindutva les plus radicaux souhaiteraient même revenir à ce qu’était l’âme indienne [...] avant le 14e siècle.
«L’ADN du BJP réside dans l’hindoue-nationalisme», explique pour sa part à RT France Catherine Bros, économiste spécialiste des questions de développement et de l’Inde et docteur de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. «Une frange assez large du parti au pouvoir est en effet adepte de l’hindutva», l'idée selon laquelle l’Inde est fondamentalement liée à l’hindouisme, «faisant ainsi des musulmans des citoyens de seconde zone», développe-t-elle. Avant de continuer : «Les adeptes de l’hindutva les plus radicaux souhaiteraient même revenir à ce qu’était l’âme indienne, c’est-à-dire ce qu’était l’Inde avant l’arrivée des Moghols, soit avant le 14e siècle.»
Par ailleurs, «l’identité du BJP n’est, en réalité, pas très éloignée du RSS [Rashtriya Swayamsevak Sangh], une organisation de jeunesse de type scout animée par une idéologie de suprématie hindouiste», analyse encore Catherine Bros. La victoire du BJP a donc libéré ces forces qui veulent que l’Inde soit essentiellement hindoue.
Ces groupes s’en prennent directement aux segments les plus faibles de la société qui sont, en réalité, les intouchables et les musulmans
Parallèlement, ont émergé en Inde, dès 2014, des mouvements civils de «protection des vaches», des «milices extrémistes hindoues [qui] traquent toute personne soupçonnée d'avoir mangé de la viande de bœuf ou de trafic des vaches», rappelle L'Express. De fait, «ces groupes s’en prennent directement aux segments les plus faibles de la société qui sont, en réalité, les intouchables et les musulmans, censés s’occuper du commerce de viandes bovines», précise Catherine Bros
Des brutalités ont ainsi été commises au nom de la protection de ces animaux, considérés comme sacrés par les hindous. «Certaines des victimes de ces expéditions punitives sur des bases ethniques ont échappé [de peu] à la mort», note L’Express. «Ces mouvements se sont crus autorisés à pouvoir faire ce qu’ils voulaient du fait de la victoire du BJP. Et ce dernier les a laissés faire», pointe encore la spécialiste de l'Inde.
Cachemire, «une tension qui pèse sur la stabilité régionale»
Autre élément générateur de tensions entre la minorité musulmane et le pouvoir central de New Delhi : la situation du Jammu-et-Cachemire indien où les fidèles de Mahomet sont majoritaires. «Un trimestre après une modification substantielle et contesté du statut administratif spécial (Jammu and Kashmir Reorganisation Act, 2019 ; en date du 5 août) de l'ancienne principauté du Cachemire, cette région demeure fébrile, agitée, une partie de sa population contestant la révision par le biais de manifestations populaires dans les principaux centres urbains [à Srinagar notamment, la capitale d’été de cet Etat himalayen] notamment», rappelle Olivier Guillard.
Avant de continuer : «L’énième retour de la tension dans ce périmètre sensible du sous-continent indien contesté par le Pakistan et dans une moindre mesure par la Chine – les deux nations voisines et rivales historique de l’Inde – alimente à son tour un énième épisode de crispation entre New Delhi et Islamabad ; une tension qui pèse sur la stabilité régionale et nourrit, de part et d’autre de la frontière, des sentiments forts et définitifs à l’endroit du voisin.»
Autre explication possible à la contestation récente – notamment soutenue par les plus jeunes : le modèle économique indien. «Il y a une très grosse affluence au niveau du marché de l’emploi : environ 12 millions de jeunes arrivent chaque année sur le marché du travail alors que la croissance indienne est portée par des gains de productivité» et non «par la création d’emplois», explique Catherine Bros. A tel point que la création d’emploi pour un point de croissance est devenue négative en Inde. Autrement dit, «un point de croissance économique en Inde détruit actuellement des emplois», précise-t-elle.
Au cours de son premier mandat, Narendra Modi a mis en œuvre plusieurs projets économiques dont la démonétisation de la roupie. Le Premier ministre a aussi retiré certains billets de la circulation pour officiellement éradiquer l’argent illicite. Une réforme de taille que le nationaliste hindou a géré d'une main de fer. Arrivera-t-il cette fois à juguler la plus grosse crise depuis son accession au pouvoir en 2014 ?
Alexandre Job
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