Le président des Etats-Unis Donald Trump envisage de placer l'organisation des Frères musulmans sur la liste noire américaine des «organisations terroristes», a annoncé la Maison Blanche le 30 avril.
Ce placement permettrait aux Etats-Unis d'imposer des sanctions à toute personne ou organisme ayant des liens avec les Frères musulmans.
Mais pour la classer sur une telle liste, il faudrait d'abord être en mesure d'identifier clairement ce qu'est cette confrérie. «Comme toute organisation de masse, les Frères musulmans ne sont pas monolithiques, et ils ont des ramifications dans toutes les strates de la société égyptienne», explique à RT France Didier Billion, directeur adjoint de l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). «Au sein même de la confrérie, il y a des divergences, et ce, malgré la répression brutale qu'ils subissent en Egypte», détaille le chercheur avant d'approfondir : «La vieille garde des Frères musulmans est dans une posture légaliste et ne cherche pas l'affrontement direct avec le pouvoir alors que les plus jeunes voudraient aller plus loin dans la contestation.»
Fondée en 1928 par Hassan el-Banna – qui est par ailleurs le grand-père maternel de l'islamologue suisse Tariq Ramadan –, la confrérie des Frères musulmans est le plus ancien mouvement de l'islamisme sunnite. A ses débuts, la confrérie plaidait pour un renouveau religieux qui aurait permis, selon son fondateur, au monde musulman de rattraper son retard sur l'Occident, et de se débarrasser de la domination coloniale.
Depuis la décolonisation, les contours des objectifs politiques des Frères musulmans ne sont pas clairement formulés. Leurs alliances ont varié au fil du temps. En témoigne leur proximité avec l'Arabie saoudite durant des décennies qui s'est considérablement distendue lors de la guerre du Golfe en 1990. L'élection de Mohamed Morsi en 2012, membre des Frères musulmans, en Egypte, avait achevé de faire de la confrérie l'ennemi juré de Riyad.
De quoi satisfaire l'Arabie saoudite, l'Egypte de Sissi et Israël
Dans la partition que jouent les Etats-Unis dans le monde musulman, cette menace semble avoir des objectifs qui dépassent largement l'Egypte. Elle aurait en effet de quoi contrarier encore plus le Qatar et l'Iran tout en satisfaisant l'Arabie saoudite, Israël et le président égyptien al-Sissi.
Cette rivalité se concrétise dans la sorte de guerre froide que se livrent l'Arabie saoudite et le Qatar. Celui-ci finance abondamment les mouvements liés aux Frères musulmans dans le monde. Si le Qatar se retrouve blacklisté à cause de ces financements, cela arrangera parfaitement les affaires saoudiennes.
L'annonce du président américain, allié de Riyad, intervient, en outre, trois semaines après la visite à la Maison Blanche du président égyptien Abdel Fattah al-Sissi, qui a destitué son prédécesseur, issu des Frères musulmans, Mohamed Morsi, en 2013, avant d'être élu à la présidence un an plus tard avec... 96% des suffrages. Sissi devrait par ailleurs pouvoir rester en place jusqu'en 2030 en vertu d'une réforme constitutionnelle adoptée mi-avril.
«Je ne sais pas comment Donald Trump compte s'y prendre mais je pense que ça ne changera rien sur le terrain égyptien où la répression des Frères musulmans ne peut pas être plus brutale qu'elle ne l'est déjà», explique Didier Billion.
Lors de leur rencontre dans le Bureau ovale, Donald Trump n'a pas tari d'éloges à l'égard du président Sissi, le félicitant pour son «très bon travail». «Les relations entre l'Egypte et les Etats-Unis n'ont jamais été aussi bonnes», avait-il affirmé, évitant soigneusement d'aborder la question des droits de l'homme. Certaines ONG ne cessent pourtant de dénoncer les abus contre les opposants. Des allégations que le Caire nie, mettant l'accent sur l'impérieuse nécessité de la lutte antiterroriste.
En outre, le Hamas palestinien, allié du Qatar et dont les fondements idéologiques politico-religieux sont inspirés des Frères musulmans, risque de subir encore plus lourdement les conséquences des sanctions américaines en cas d'application du projet de Donald Trump. Israël qui combat le Hamas à Gaza devrait se satisfaire de la situation.
Des ramifications protéiformes
Aujourd'hui, loin de se confiner aux seules frontières égyptiennes, l'influence des Frères musulmans se propage à travers des organisations cultuelles, caritatives et de défense des droits, ainsi que des partis politiques dans de très nombreux pays, dont la France. Certains se réfèrent directement à la confrérie, d'autres non.
En outre, selon Didier Billion, les Frères musulmans ont une longue histoire et une longue pratique de la clandestinité, et ont des ramifications dans toutes le strates de la société. «Je souhaite bien du plaisir à Donald Trump s'il veut assécher les réseaux de financement des Frères musulmans», ironise le chercheur : «l'argent ne circule pas par virements bancaires et il n'y pas de bureau central des Frères musulmans qui donnerait des ordres à toutes les sections internationales palestiniennes, soudanaises, etc. C'est plutôt une sorte de nébuleuse.»
Même son de cloche du côté de Jonathan Schanzer, du centre d'analyse Foundation for Defense of Democraties pour qui l'initiative américaine pourrait en outre se heurter à des obstacles juridiques. «Il n'y a pratiquement aucune chance que le réseau [des Frères musulmans] dans son ensemble, qui est très disparate, puisse être englobé par les critères légaux exigés», a-t-il tweeté, ajoutant que les «branches violentes» du mouvement, pourraient, elles en revanche, être visées.
Le journaliste du New York Times David D. Kirkpatrick, auteur d'un long article sur le sujet, considère que les Frères musulmans égyptiens ne sont pas une organisation terroriste. «Même les experts critiques vis-à-vis de la confrérie conviennent que l'organisation ne remplit pas les critères d'un groupe terroriste», écrit-il le 30 avril.
«Des conséquences inattendues dans les pays alliés des Etats-Unis»
Même à l'intérieur de l'administration Trump, des dissensions émergent. Selon les informations de David D. Kirkpatrick, de vives contestations se sont déjà élevées : «Des responsables du Pentagone et du département d'Etat ont soulevé des objections au plan [de Donald Trump], affirmant que le placement de l'organisation sur la liste noire pourrait avoir des conséquences inattendues dans les pays alliés où les Frères [musulmans] représentent des partis politiques de premier plan.»
L'une des conséquences serait de tendre encore davantage les relations avec la Turquie et le président Recep Tayyip Erdogan. Celui-ci, qui qualifie l'actuel président égyptien de «putschiste», a déjà dressé un parallèle entre le renversement de Mohamed Morsi et la tentative de putsch qui l'a visé lui-même en juillet 2016.
En Tunisie également, le mouvement Ennahda au pouvoir, est né dans les 1970 dans la mouvance des Frères musulmans. Les Etats-Unis devraient donc sanctionner le gouvernement tunisien dans le cadre de l'application stricte du projet présidentiel.
L'annonce de Donald Trump intervient en outre moins d'un mois après la décision de son administration de placer les Gardiens de la Révolution, armée spéciale iranienne, sur la liste des organisations terroristes. L'Iran, bête noire de l'administration Trump, de l'Arabie saoudite et d'Israël, figure déjà depuis 1984 sur la liste américaine très restreinte des «Etats soutenant le terrorisme». Le ministre iranien des Affaires étrangères Javad Zarif a immédiatement réagi le 1er mai. «Les Etats-Unis soutiennent le plus grand terroriste de notre région, à savoir Israël», a affirmé Javad Zarif à des journalistes à Doha, en marge d'une rencontre sur la coopération en Asie. «Ils ne sont pas en mesure, théoriquement et pratiquement, de désigner d'autres [entités] comme organisations terroristes», a-t-il jugé.
Toutes ces analyses laissent penser que l'annonce du président américain s'inscrit dans une stratégie d'alliances régionales conforme à la politique menée par l'administration Trump dans le monde musulman. Reste à voir comment le président compte appliquer ces mesures à une «nébuleuse» aux nombreuses ramifications.
Meriem Laribi