«Nous devons d’abord nous préoccuper de nous-mêmes, de notre économie, de notre agriculture, […] du soutien à l’exportation, de la santé publique, de l’éducation, et finalement.....et bien sûr du renforcement de la défense nationale et donc, on se rendra compte de la vanité de ce genre de liste, de ces menaces, de ces intimidations pour empêcher notre développement.» Le 30 janvier, le président de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine, candidat à sa réélection, répondait en direct à la télévision. Dans une émission enregistrée en public, il venait d’être interrogé sur la liste, publiée le jour même par le Trésor américain, de 210 personnalités russes (96 hommes d'affaires et 114 responsables politiques). On y trouvait le nom du ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, et du Premier ministre, Dmitri Medvedev. Quelques jours plus tard un nombre restreint de personnalités issues de cette liste, ainsi que certaines des plus grosses entreprises russes, étaient frappées de nouvelles sanctions visant principalement à les isoler et empêcher toute entreprise de commercer avec elles.
Déjà quatre ans sous sanctions américaines et européennes
La Russie vit sous sanctions occidentales depuis la crise ukrainienne de 2014 et le rattachement par référendum de la Crimée à la Russie. Ces mesures ont été codifiées, entre mars et juillet 2014 en décrets (executive orders) aux Etats-Unis, et sous forme de règlements du Conseil en Europe. Les décrets de l’administration Obama visaient d’abord les «US Persons» notion juridique très large, qui s’étend des citoyens américains aux résidents étrangers ainsi qu’aux succursales ou filiales étrangères d’entreprises ou de joint-venture américaines. Les executive orders leur interdisent toute transaction avec des personnes ou entités russes soumises à des «blocking sanctions» également sous forme de décret. Une autre série de textes interdit tout échange avec les plus grandes entreprises russes de l’énergie, de la défense et de la finance. S’ajoutent enfin des décrets d’interdiction spécifiques à la Crimée. La nature et le champ des mesures décidées contre la Russie par les chefs d’Etat européens sont alors, pour une bonne part, identiques.
L’ingérence présumée s’ajoute à la Crimée sur la liste des griefs américains
Depuis 2017, les Etats-Unis ont renforcé leurs sanctions à plusieurs reprises invoquant l’ingérence présumée de la Russie dans l’élection présidentielle américaine de 2016. Dans les derniers jours du mandat d’Obama d’abord, avec des expulsions de diplomates et des sanctions contre de nouvelles personnalités et entités russes. Puis, l’ensemble des sanctions décidées contre la Russie ont été regroupées dans plusieurs amendement de la Loi pour contrer les adversaires de l’Amérique par des sanctions (Countering America's Adversaries Through Sanctions Act-CAATSA) qui vise également l’Iran et la Corée du Nord. Cette loi a été signée le 2 août 2017 avec de sérieuses réserves par le président des Etats-Unis Donald Trump qui, cité le jour même par USA Today, déclarait : «Depuis que ce projet de loi a été présenté pour la première fois, j'ai exprimé mes inquiétudes au Congrès sur les nombreuses façons dont il empiète sur le pouvoir exécutif, désavantage les entreprises américaines et nuit aux intérêts de nos alliés européens.»
A Moscou, personne ne s’attend à une amélioration des relations avec les Etats-Unis
Les sanctions américaines présentées comme vouées à «dissuader la Russie» (to deter Russia) ont ramené les relations entre les deux pays à un plus bas depuis la guerre froide, avec peu de perspectives d’amélioration d’ici la fin de ce mandat. Arnaud Dubien chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), résume ainsi la situation : «La Russie est en train de l’emporter militairement et diplomatiquement dans le dossier international [le conflit syrien], le plus important aujourd’hui.» Il ajoute qu’au cours du troisième mandat de Poutine, de 2012 à 2018, «la Russie est devenue incontournable sur le théâtre moyen-oriental et dans les affaires mondiales». Mais il estime aussi qu’elle ne pourra pas aller plus loin et que la question du déblocage de ses relations, au moins avec l’Union européenne ou certains pays de l’Union européenne se pose désormais. Car avec les Etats-Unis, les relations sont profondément dégradées pour très longtemps et personne à Moscou ne s’attend, selon lui, à ce qu’elles s’améliorent au cours de ce mandat.
Deux ans de récession économique avant la reprise
Les sanctions occidentales combinées à une chute des cours du pétrole en 2014 ont durement affecté le pouvoir d’achat des Russes depuis 2014 et plongé le pays dans deux années de récession en 2015 et 2016. Alors qu’il fallait environ 45 roubles pour un dollar au début de 2014 et que les meilleures années sous Poutine avaient même connu un cours de 30 roubles pour un dollar, le billet vert s’est depuis stabilisé à 65 roubles en moyenne. Un choc significatif dans une économie jusque-là largement adossée aux rentes pétrolières et gazières et qui recourrait massivement à l’importation pour les besoins de la consommation intérieure et même de l’alimentation.
Avec les contremesures russes consistant en un embargo sur les produits agricoles occidentaux, la Russie a provoqué un double choc économique. Il s’est traduit en Europe par l’effondrement des cours de certains produits agricoles, comme le bétail, le lait et les fruits, et en Russie par une croissance de l’activité agricole domestique de plus de 5% par an. Pendant cette période, grâce en partie à une inflation maîtrisée à près de 4%, la Russie est restée financièrement attractive et des euro-obligations d'une valeur de 100 milliards de dollars émises par des instituts russes ont trouvé des prêteurs sur les marchés internationaux. En outre, le pays a réussi à maintenir son endettement à 17% du PIB, très en dessous-de la moyenne de ses partenaires européens.
Les difficultés d’accès aux marchés des capitaux pour le développement des entreprises russes ont finalement été peu ressenties. Dans certains cas extrêmes, comme le financement de projets technologiques et industriels de grande envergure, les fonds souverains chinois sont venus à la rescousse. Ce fut notamment le cas pour le projet de complexe gazier géant de l’arctique russe Yamal LNG, un investissement total de 27 milliards de dollars (23 milliards d’euros), associant Total, le groupe privé russe Novatek, la compagnie pétrolière chinoise CNPC (20%) et le fonds d’investissement public chinois Silk Road.
Une Russie plus sociale d’ici 2024
L’économie russe connaît depuis 2017 une reprise économique qui devrait permettre à la croissance de s’établir à 1,8% en 2018. Reste que 20 millions des 145 millions d’habitants vivent toujours sous le seuil de la pauvreté. La réduction de moitié de ce nombre d’ici 2024, fait partie des objectifs désormais prioritaires de la politique générale pour la Russie présentée par Vladimir Poutine lors de son intervention annuelle devant le Parlement, au début du mois de mars. Le président vise aussi une amélioration de l’espérance vie pour faire entrer, d’ici la fin de la prochaine décennie, la Fédération dans le club des pays où l’espérance de vie moyenne est égale ou supérieure à 80 ans. La France et l’Allemagne en sont, pas les Etats-Unis où l’espérance de vie est légèrement inférieure, ni la Russie où ce chiffre, en progression constante depuis les années Eltsine, plafonne encore à 70 ans. Pour cela, le gouvernement devra trouver les fonds nécessaires à des investissements massifs dans le système de santé. En matière économique, le président russe a aussi fixé des objectifs ambitieux comme une croissance annuelle moyenne de 5% du produit intérieur brut (PIB) d’ici 2024. Il veut aussi faire de la Russie une puissance technologique internationale, une terre d’accueil pour les start-ups et même la cinquième puissance économique mondiale !
Devenir la cinquième puissance économique mondiale
Les détracteurs de la politique étrangère de Vladimir Poutine comparent souvent l’influence diplomatique et militaire de la Russie avec son PIB exprimé en dollars : 1 597 milliards en 2017 compte tenu de deux années consécutives de récession, ce qui n’en fait que la 11e puissance économique, derrière le Canada (10e), le Brésil (9e), l’Italie (8e), l’Inde (7e) et la France (6e). Mais le Fonds monétaire international (FMI) propose un autre classement, celui des PIB en parité de pouvoir d’achat. Selon ce calcul qui reflète mieux le potentiel de développement interne d’une économie, la Russie est déjà la 6e puissance mondiale derrière la Chine (1er), les Etats-Unis, l’Inde, le Japon et l’Allemagne. Les prévisions du FMI s’arrêtent en 2023, un an avant la fin du mandat de Vladimir Poutine. Mais à cette date, elles évaluent le PIB de la Russie en parité de pouvoir d’achat à 4 933 milliards d’équivalents dollars contre 5 171 milliards pour le PIB allemand. La cinquième place n’est donc finalement pas hors de portée.
Un développement de partenariats bilatéraux avec les puissances émergentes
A la veille de la crise ukrainienne, l’Union européenne et la Russie négociaient le renouvellement pour dix ans de l’Accord de partenariat et de coopération (APC) qui avait vocation à aboutir à la création d’une zone de libre-échange commune. Depuis, ce projet est au point mort et la Russie a dû renforcer ses partenariats avec d’autres voisins comme la Turquie, la Chine, l’Iran, l'Inde mais aussi l’Arabie saoudite. Bien qu’opposés frontalement en Syrie, le royaume saoudien et la Fédération de Russie ont par exemple conclu, en coordination avec l’Opep, un accord entré en vigueur en janvier 2017 pour soutenir les cours du pétrole en limitant la production à 1,8 millions de barils par jour pour les pays engagés dans cet accord. La compagnie énergétique saoudienne d’Etat Aramco a également signé des mémorandums de coopération dans le gaz liquéfié avec le géant Gazprom et le groupe privé russe Novatek. Enfin, le fonds d’investissements russe Russian Direct Investment Fund (RDIF) devrait participer à l’introduction en Bourse d’Aramco annoncée pour cette année. Et, malgré les sanctions, les acteurs financiers asiatiques et du Golfe ont multiplié leurs prises de participations dans Transneft, entreprise détenant le monopole du transport pétrolier en Russie. Les sanctions américaines contre la Russie sont désormais une affaire mondiale.
L’atout allemand de la Russie
Mais la Russie sait qu’elle peut en particulier compter sur un partenaire économique de choix : la première puissance économique de la zone euro, l'Allemagne. Sur ce point, la presse américaine a été unanime dans sa comparaison des deux visites successives à Washington, fin avril, du président français, Emmanuel Macron, et de la chancelière allemande, Angela Merkel. Tandis que le premier vantait «l’amitié indéfectible» entre la France et les Etats-Unis, la seconde, insensible aux rebuffades de Donald Trump, venait demander fermement que le moratoire sur les taxes visant les exportations européennes d’acier et d’aluminium aux Etats-Unis devienne définitif. Elle a aussi plaidé pour que les intérêts des entreprises européennes et surtout allemandes ne soient pas affectés par les dernières sanctions américaines contre la Russie. Selon l’analyse, parue le 26 avril, dans la vénérable revue américaine Foreign policy, les dernières sanctions américaines visant des personnalités russes ont provoqué la «consternation» en Europe et «le scepticisme quant à l’adoption d’une ligne dure contre la Russie par des sanctions économiques s’accroît, avec l’Allemagne en première place».
Un réservoir de croissance et de développement aux portes de l'UE
La revue mentionne également qu’«un nouveau sondage des membres du Parti social-démocrate [traditionnellement plus atlantiste que la CDU de Merkel] a montré que 81% s'opposaient à une position plus ferme contre Moscou». Dès septembre 2017,la chambre de commerce allemande en Russie avait réagi sérieusement au projet de nouvelles sanctions américaines en déclarant dans un communiqué de presse : «Les milieux d'affaires allemands ne reconnaissent pas les sanctions comme un instrument de mise en œuvre de la volonté politique. La politique européenne devrait exclure la possibilité que l'impact extraterritorial des sanctions américaines puisse restreindre les entreprises européennes et allemandes sur le marché russe.»
Il y a des raisons pragmatiques à cette position. En 2017, le commerce entre la Russie et l’Allemagne a connu une reprise spectaculaire avec une hausse de 20% pour atteindre près de 57 milliards d’euros.
11 des 50 entreprises étrangères les plus importantes par le chiffre d’affaires en Russie sont allemandes, même si le leader de ce classement reste le français Auchan. Selon le dernier sondage sur le climat des affaires du réseau des chambres de commerces allemandes (AHK) paru en décembre 2017, les entreprises allemandes sont particulièrement optimistes quant à leur perspectives d’affaires en Russie en 2018. Elles profitent à plein de la sortie de la récession. L'enquête AHK montre également que 71% d'entre elles estiment que la situation économique est stable et 60% ont vu leurs ventes augmenter en 2017 par rapport à l'année précédente. Mais si leur nombre a beaucoup baissé, depuis 2014, on compte encore près de 5 000 entreprises allemandes implantées en Russie. Pour la première puissance exportatrice européenne, la Russie avec sa population de 145 millions d’habitants reste un marché stratégique et de première ampleur. Enfin, même si ça n’a pas fait la une des journaux, le gouvernement russe a beaucoup fait, en régions comme au niveau fédéral pour améliorer le climat des affaires dans le pays. Selon le rapport annuel Doing business de la Banque mondiale, la Fédération est passée entre 2011 et 2017 de la 125e à la 35e place – pas loin de la France (31e) – pour «la facilité de faire des affaires».
Par ailleurs, l'Allemagne est particulièrement intéressée à la mise en œuvre du projet de gazoduc Nordstream2, dont elle le principal partenaire, même si les Etats-Unis ont annoncé à plusieurs reprises vouloir le faire capoter.
Comparée à l’Allemagne, la France a une position beaucoup plus en retrait et les intérêts des entreprises françaises en Russie ne semblent pas une priorité du gouvernement. Mais Emmanuel Macron doit inaugurer, à la fin du mois de mai, le Forum économique international de Saint-Pétersbourg, en compagnie du Premier ministre japonais Shinzo Abe et de Vladimir Poutine. Peut-être une occasion de reconsidérer la politique de sanctions à l’égard de la Russie, pénalisante pour les entreprises européennes et parmi elles françaises ?
Le cours du rouble, une incertitude menaçante
En attendant, même si les tentatives américaines d’isoler économiquement la Russie se révèlent être un échec relatif, Vladimir Poutine fait face à des incertitudes économiques sur lesquelles il a peu de prise. Le cours du rouble demeure un indicateur important de la santé de l’économie russe et un repère auquel la population reste sensible. Or, la politique de mesures sociales annoncée par le président russe pourrait entraîner un redémarrage de l’inflation et donc affaiblir la devise russe. Le rouble reste aussi lié à l'incertitude des cours du pétrole. Enfin, comme toute monnaie d’économie encore considérée émergente, la devise russe dépend aussi des taux directeurs de la Réserve fédérale américaine. Si la croissance aux Etats-Unis venait à provoquer une trop forte inflation, la Fed pourrait relever ses taux. Cela rendrait les placements dans les économies émergentes moins attractifs et créerait une pression supplémentaire sur le rouble.
Jean-François Guélain