Les Tunisiens sont appelés aux urnes le 17 décembre pour les élections législatives dans un climat pour le moins délétère. Près de sept millions d'électeurs doivent voter pour élire les quelques 161 députés du Parlement.
En dépit des attentes du peuple tunisien, ce scrutin pourrait ne pas être pour autant synonyme d'un renouveau démocratique, tant le président de la République tunisien Kaïs Saïed s'est arrogé tous les pouvoirs depuis son coup de force du 25 juillet 2021. Arrivé à la tête du pays en octobre 2019 sans étiquette politique, l'ancien juriste concentre aujourd'hui un pouvoir présidentialiste fort.
Kaïs Saïed critiqué par Washington
Inconnu du grand public à son arrivée, il jouissait alors d'une forte popularité. Parlant en arabe littéraire lors de ses discours, contrairement aux autres élus qui s'exprimaient en dialecte tunisien, il impose une forme de force tranquille. Avec une image d'ascète, il fait de la lutte anti-corruption le leitmotiv de sa politique. Mais, engagé dans un bras de fer contre le parti islamiste d'Ennahda, il révoque plusieurs ministres en 2021, suspend le Parlement avant de le dissoudre huit mois après, en mars 2022. En février, il avait en outre dissous le Conseil supérieur de la magistrature, le remplaçant par un nouvel organe provisoire. En juillet, pour confirmer son pouvoir il fait adopter une nouvelle constitution qui renforce considérablement ses prérogatives : il est le chef suprême des forces armées, il définit la politique générale de l'Etat et entérine les lois. Il peut aussi soumettre des textes législatifs au Parlement qui doit les examiner «en priorité».
Les relations avec Washington se refroidissent alors. Le secrétaire d'Etat Antony Blinken avait évoqué «une érosion alarmante des normes démocratiques au cours de l'année écoulée [qui] a renversé de nombreuses tendances du peuple tunisien». Des propos qui avaient provoqué l'ire de Tunis, le gouvernement de Saïed avait riposté, convoquant le haut diplomate américain en Tunisie et dénonçant «une ingérence étrangère inacceptable».
Alors que le président tunisien se rendait du 13 au 15 décembre dans la capitale américaine pour le sommet Etats-Unis-Afrique, le Washington Post a publié un article intitulé : «Le dirigeant tunisien rejette avec défi la réprimande américaine sur l'érosion démocratique». En effet, le gouvernement américain était devenu un soutien économique et politique important de Tunis après le départ de Ben Ali. La Tunisie était présentée comme l'exemple de réussite à suivre après les «printemps arabes». Lors d'un point presse, le chef d'Etat tunisien a tenu à répondre aux critiques : «Il y a tellement d'ennemis de la démocratie en Tunisie qui veulent tout faire pour torpiller la vie démocratique et sociale du pays de l'intérieur.»
Ainsi, ces élections du 17 décembre sont-elles le prélude à un changement politique de fond ou bien entérineront-elles une stratégie du président pour assoir encore un peu plus son autorité sur le pays en prenant les rênes du Parlement ?
Boycott de l'opposition
Une chose est sûre, compte tenu du nouveau scrutin uninominal à deux tours, tout est fait pour limiter l'influence des partis traditionnels et renforcer de fait l'autorité du président.
Presque toutes les formations politiques, en premier lieu le parti d'inspiration islamiste Ennahdha – véritable bête noire de Kaïs Saïed, qui a dominé pendant 10 ans le Parlement – boycottent le vote, dénonçant un «coup d'Etat contre la Révolution» qui avait mis fin au pouvoir de Ben Ali.
«Nous ne reconnaîtrons pas les résultats des élections», a déclaré le 15 décembre à la presse Ahmed Néjib Chebbi, président du Front de salut national, coalition d'opposants dont fait partie Ennahdha, estimant que ces législatives «enfonceront davantage le pays dans la crise politique». De surcroît, le secrétaire général de l’UGTT, la puissante organisation syndicale, évoque de son côté un scrutin qui n’aura «ni goût ni odeur».
L'alternative politique au président tunisien est partiellement représentée par le parti Ennahda qui est pourtant décrié par une grande partie de l'opinion publique. Le mouvement islamiste de Rached Ghannouchi, proche des frères musulmans, est en effet jugé responsable de l'augmentation des inégalités et de la hausse de la corruption depuis 2011. La dernière manifestation menée par Front de salut national, une coalition de partis d'opposition, a mobilisé peu de monde le 10 décembre. L'objectif affiché était de demander le départ du président tunisien.
Outre l'accaparement du pouvoir politique par Kaïs Saïed, le pays connaît une crise économique sans précédent. Subissant les contrecoups de la guerre en Ukraine et de la pandémie du coronavirus, la Tunisie subit des pénuries récurrentes de sucre, de lait ou de riz. A cela, s'ajoute une inflation galopante qui avoisine les 10% et un marché de l'emploi atone. A ce titre, environ 30% des jeunes diplômés sont au chômage.
Alors que le Fonds monétaire international (FMI) avait annoncé en novembre le déblocage d’un prêt de 1,9 milliard de dollars à la Tunisie, l'institution financière a finalement reporté son accord avec le gouvernement tunisien et ce, en raison en partie d'un manque de réforme politique.
L'absence d'aide économique à la Tunisie risque d'aggraver la situation et de pousser une partie des Tunisiens à l'immigration. France, Canada, pays du Golfe et récemment Allemagne : un jeune Tunisien sur deux se dit prêt à émigrer. Près de 40 000 ingénieurs ont par ailleurs émigré ces cinq dernières années et plus de 3 300 médecins, ce qui entraîne de fait un exode de la matière grise tunisienne. Pas moins de 16 000 Tunisiens ont atteint clandestinement les côtes italiennes depuis 2022.
Entre crise économique, inflation à deux chiffres, paupérisation de la société, désintérêt de la politique, et concentration du pouvoir par Kaïs Saïed, une décennie après la révolution de Jasmin qui avait été tant louée par les chancelleries occidentales, la Tunisie croule désormais sous les défis.