L’Allemagne est-elle en passe de prendre le leadership de la défense européenne ?
Devant les cadres de la Bunderswehr, Olaf Scholz a donné le ton : «En tant que nation la plus peuplée, dotée de la plus grande puissance économique et située au centre du continent, notre armée doit devenir le pilier de la défense conventionnelle en Europe, la force armée la mieux équipée d'Europe», a lancé ce 16 septembre le chancelier social-démocrate. Une ambition qu'il avait déjà affichée, fin juin, à la télévision allemande.
Les toutes dernières déclarations d'Olf Scholz s’inscrivent dans un contexte parlementaire houleux autour du budget de la Bunderswehr. Fin février, dans la foulée du déclenchement de l’intervention russe en Ukraine, le chef du gouvernement allemand avait annoncé une rallonge budgétaire de 100 milliards d’euros sur cinq ans pour son armée. Un record européen, doublé d’un revirement doctrinal dans un pays où les questions d’armements sont restées taboues durant plus de 77 ans.
La Bunderwehr, futur «pilier» de la défense de l’Europe ?
Quelle que soit la réelle ampleur qu’aura ce revirement militaire allemand, celui-ci pourrait ne pas faire in fine les affaires de la France. En effet les visions de Berlin et de Paris, en matière de défense du Vieux continent sont antagonistes. Comme sur l’énergie, les deux voisins se livrent à un bras de fer pour déterminer dans quelle direction l’Union européenne doit voguer.
Là où les Français plaident depuis des décennies pour que les Européens s’émancipent de la dépendance de Washington, liée à l’OTAN, les Allemands ne jurent quant à eux que par l’Alliance atlantique. D’ailleurs, ce 16 septembre, toujours devant ses officiers, le chancelier Scholz a appelé à une montée en puissance des pays européens… au sein de l'OTAN.
Cette ligne d’une défense européenne indissociable des Etats-Unis avait déjà fermement été rappelée à la France en novembre 2020 par Annegret Kramp-Karrenbauer, qui succédait à Ursula von der Leyen à la tête du ministère allemand de la Défense.
«Les illusions d’autonomie stratégique européenne doivent cesser», avait-elle lâché dans une tribune publiée dans le média américain Politico. Tribune dans laquelle la ministre d’Angela Merkel réitérait aux Américains l’attachement de Berlin à la relation transatlantique.
«Un contresens de l’Histoire» avait réagi Emmanuel Macron, dans une interview-fleuve à la revue Le Grand Continent publiée deux semaines plus tard, avançant même que la chancelière ne serait pas sur la «ligne» de sa ministre. Le locataire de l’Elysée avait de son côté développé un plaidoyer en faveur de l’autonomie stratégique européenne. Une «idée» qui «va trop loin si elle nourrit l’illusion que nous pourrions assurer la sécurité, la stabilité et la prospérité de l’Europe sans l’OTAN ni les Etats-Unis» avait répondu le lendemain même la ministre allemande au chef d’Etat français.
Pas de défense européenne sans Washington, estime Berlin
Pour autant, l’exécutif allemand n’est pas exempt de dissensions. Depuis l’éclatement de l'offensive russe en Ukraine, Olaf Scholz est critiqué pour son soutien supposément réservé au régime de Kiev. Face à lui, la ministre des Affaires étrangères Annalena Baerbock qui ne cesse d’assurer à Kiev son soutien indéfectible.
Celle qui annonçait fin août qu’elle tiendrait parole envers les Ukrainiens, «peu importe ce que [ses] électeurs allemands pensent», a d’ailleurs remis un coup de pression sur son propre gouvernement. Le 15 septembre, la chef de la diplomatie allemande, déclarait souhaiter une décision rapide sur l’envoi à Kiev de chars de combat Leopard-2. Des armes lourdes qui, selon elle, «pourraient sauver des vies».
Mais au-delà de leur antinomie de style sur les livraisons d’armes à l’Ukraine, Annalena Baerbock et Olaf Scholz considèrent tous deux l’OTAN comme le pilier central de la sécurité des Allemands et des Européens.
Ainsi s'oppose la vision allemande d'une défense de l'Europe, articulée autour des Etats-Unis, à celle française d'une défense européenne souveraine.
Autonomie stratégique européenne : des Allemands peu coopératifs
Cette approche allemande, inflexible, est d’autant plus dommageable pour les Français que ceux-ci consacrent d'importants moyens pour faire avancer leur cause.
Afin de jeter les bases de cette autonomie stratégique européenne tant désirée, la France a démultiplié les initiatives à destination de son voisin afin de développer une base industrielle et technologique de défense (BITD) européenne.
Chasseur du futur (SCAF), char du futur (MGCS), artillerie du futur (CIFS), missile antichar du futur (MAST-F), patrouilleurs maritimes (MAWS) etc., autant de projets qui ambitionnent – du moins pour Paris – de permettre aux Européens de ne plus dépendre à terme des armements américains et d’être ainsi autonomes jusque dans leurs choix opérationnels.
Une priorité que ne partage pas Berlin, qui s’en tient à son orthodoxie budgétaire et ne voit aucun inconvénient à se fournir auprès du complexe militaro-industriel étatsunien.
Résultat : tous ces projets, lancés ou réorientés par Emmanuel Macron à son arrivée à l’Elysée, sont enlisés… même la rénovation à mi-vie du célèbre hélicoptère Tigre a été jugée trop onéreuse aux yeux de Berlin qui lui lorgne sur l’Apache américain. Seul l’Eurodrone, antérieur au président français, semble en passe de décoller. Programme dont les Allemands ont obtenu les rênes, rechignant moins à le financer et pour lequel ils ont imposé une motorisation italo-américaine.
Et ce ne sont pas les déclarations du chef d’état-major de la Bunderswehr qui vont conforter les Français dans leurs espoirs de créer une BITD et une défense européenne autour du couple franco-allemand. «Je veux des matériels qui volent, qui roulent et qui sont disponibles sur le marché. Pas de développement de solutions européennes qui, au final, ne marchent pas», lâchait ainsi le général Eberhard Zorn lors d’une conférence le 12 septembre en présence de la ministre allemande de la Défense.
La France peut toutefois encore compter sur un atout de taille, qu’elle est toujours la seule à disposer de manière souveraine au sein de l’UE : l’arme nucléaire. Outil de puissance par excellence, que certains députés outre-Rhin demandent à Paris de partager avec Berlin… au nom de l’Europe.