Le constat n'est pas neuf. Les Français feraient partie des Européens les moins favorables à l'UE, ou du moins à ses actions concrètes. Une récente étude de l'institut Jacques-Delors publiée le 29 novembre montre ainsi que les habitants de la France appartiennent aux pays les plus sceptiques vis-à-vis de la logique d'intégration de l'Union. L'enquête, menée par les politologues Bruno Cautrès (CNRS et Cevipof), Emmanuel Rivière (DG de l'institut de sondage Kantar) et Thierry Chopin (professeur à l'Université catholique de Lille), souligne néanmoins l'ambiguïté du rapport des Français à cette structure supranationale.
La meilleure illustration de l'ambivalence de leurs observations tient dans le fait que 56% des Français interrogés se sont déclarés attachés à l'Europe... alors que le même taux de 56% a jugé l'UE insuffisamment «efficace» (contre 47% pour l'ensemble des citoyens des Etats membres). En outre, si 61% des sondés disent se sentir citoyens de l'UE et 74% affirment avoir accepté la monnaie commune, seuls 36 % estiment avoir confiance dans les institutions européennes.
Avec la Grèce (au même niveau de défiance), la France serait ainsi le pays de l'UE le plus sceptique vis-à-vis des institutions de Bruxelles. La moyenne de confiance dans ces institutions se situe à 49% sur l'ensemble des citoyens de l'UE, les Portugais (73%) et les Irlandais (71%) étant les plus favorables. Pour les auteurs de l'enquête, ce rejet relatif peut s'expliquer par «la conception unitaire de la souveraineté en France» qui se heurterait «à la conception pluraliste de la pratique institutionnelle et politique au sein de l'UE».
Négativement perçue par les classes populaires, les ouvriers, les chômeurs
Un autre aspect qui explique le point de vue des plus critiques à l'intégration européenne serait le statut social, selon les trois politologues : en France comme partout en Europe, l'intégration européenne est «négativement perçue par les classes populaires, les ouvriers, les chômeurs, ceux qui ont terminé leurs études avant l'âge de 16 ans», soulignent-ils. «Se sentir exclu socialement, exposé au risque du chômage, appartenir aux catégories les moins favorisées correspond très largement à une représentation de l'[Union européenne] et de son intégration économique comme une menace de perte des protections sociales nationales», mettent-ils en avant.
A cette logique propre à tout le continent s'ajoute une spécificité de la population française : son point de vue critique vis-à-vis du libéralisme et du concept de libre-échange. Pour 40% des Français, l'idée libérale serait «associé à quelque chose de négatif», précise l'institut Jacques-Delors, alors que 23% d'entre eux ont un a priori négatif à l'égard du libre-échange. Les auteurs mettent ce constat sur le compte de la «culture colbertiste encore très marquée» dans le pays. «La difficulté en France à accepter le mot même de libéralisme ainsi que la préférence française pour les dépenses publiques constituent peut-être aussi la "face cachée" du stato-centrisme de la culture politique française. Cette attitude se reflète également dans l'hostilité singulièrement élevée en France à l'égard de la mondialisation», développent-ils.
Plutôt un «euroscepticisme» qu'une «europhobie»
Le rapport tempère toutefois les possibles accusations d'«europhobie» à l'endroit de la population française. Les auteurs parlent plutôt d'«euroscepticisme», et convoquent surtout la réponse des citoyens de l'Hexagone à la question centrale quand on évoque le rapport à l'UE : «Interrogés sur la possibilité que leur pays puisse mieux faire face à l'avenir en dehors de l'Europe, 31% des Français, soit le dixième rang européen, expriment cette croyance, contre 59% qui la réfutent». Tout aussi paradoxalement, 56% des sondés souhaiteraient que «plus de décisions soient prises au niveau européen», et 81% (taux supérieur à la moyenne européenne) voudraient même que l'UE impose plus de décisions en matière environnementale.
A noter que l'institut Jacques-Delors, institut de recherche fondé par l'ancien président français de la commission européenne (1985-1995) et actuellement dirigé par l'ancien président du Conseil des ministres italiens Enrico Letta, a une vision évidemment nettement favorable à l'intégration européenne. Un prisme qui se retrouve dans la conclusion des auteurs du rapport, les trois politologues déplorant une forme d'incompréhension selon eux entre la France et l'UE, qui serait à mettre au débit des citoyens français : «Il faudrait apprendre à ne pas évaluer l'Europe uniquement à l'aune des bénéfices qu'en tire notre pays, mais aussi en fonction des progrès qu'elle permet à l'échelle du continent et du modèle qu'elle propose au monde. Ce n'est qu’à ces conditions que les Français pourront renouer le fil de la confiance avec une Europe où ils ont encore un rôle essentiel à jouer», estiment-ils.