Le 3 mai, un rapport de 116 pages a été rendu au Premier ministre Jean Castex qui dresse un état des lieux, ainsi que 32 recommandations, sur les relations entre la presse et les forces de l'ordre.
Rédigé par une commission indépendante dirigée par l'ancien contrôleur des prisons Jean-Marie Delarue, ce document ne manque pas d'écorner certains passages controversés du schéma national du maintien de l'ordre (SNMO) publié en septembre 2020 ou de la proposition de loi Sécurité globale présentée un mois plus tard (pour la deuxième fois).
Par exemple, page 6 : «Si la liberté d’observer et d’enregistrer les opérations de police concerne tout citoyen, la commission estime que l’exercice par les journalistes de leur profession justifie de leur accorder un accès facilité et privilégié à certains lieux et rassemblements» et de leur permettre de «couvrir sans menace d’interpellation la dispersion d’attroupements, dès lors que les journalistes se désolidarisent physiquement des personnes appelées à se disperser, contrairement à ce que suggère le schéma national du maintien de l’ordre en vertu d’une interprétation discutable du code pénal.»
Puis, page 10, on trouve une allusion directe à la bronca suscitée par l'article 24 de la proposition de loi Sécurité globale, et un rappel de la rétrogradation de la France dans le classement mondial de la liberté de la presse : «La rédaction soumise à l’Assemblée nationale, lors de la première lecture de la proposition de loi relative à la sécurité globale, d’une disposition apparue comme une sérieuse limite à la possibilité de filmer ou photographier l’intervention des forces de l’ordre, a déclenché l’opposition unanime d’une presse, à l’accoutumée divisée, et un mouvement de protestation public, inévitablement accompagné de nouvelles tensions. Il ne peut être indifférent à personne que l’association Reporters sans frontières, dans son classement international sur la liberté de la presse, rétrograde la France, qui figure en 2020 au 34e rang.»
Le rapport dessine également, en creux et parfois explicitement, les écueils que rencontrent les journalistes dans leur travail sur le terrain, notamment lors de manifestations. La commission cite des témoignages d'échanges parfois grossiers entre membres des forces de sécurité et journalistes.
Ainsi, dès l'introduction, le rapport apostrophe le lecteur en citant : «"Les journalistes, vous nous faites ch…, vous êtes juste là pour attendre la bavure" ; "Attention ! Ça filme !" ; "Dégage ou je t’en colle une ! Casse-toi !" ; "Tu ne passes pas, toi !" indique un policier à un photographe qui montre sa carte de presse lors d’un contrôle de sortie à la fin d’une manifestation encerclée.»
Policiers muselés et journalistes écartés : l'administration en cause ?
La commission s'interroge : «Derrière la dégradation de la relation lors des opérations de maintien de l’ordre, y a-t-il une dégradation plus générale des rapports entre médias et forces de l’ordre ?»
Et elle fait une hypothèse : «La commission a acquis la conviction que la question appelait une réponse affirmative : les forces de l’ordre, au moins en région, se sont progressivement fermées, en particulier parce que leur parole, prise en étau entre celle du ministère ou de la préfecture et les contraintes – croissantes bien que variables – posées par celle du parquet, manque d’espace. Et aussi parce que l’administration centrale ne l’encourage guère dans la pratique.»
Le rapport préconise donc de restaurer le canal de communication entre les policiers et la presse, aussi bien sur le terrain que dans les commissariats, et pas seulement en proposant des initiatives verticales et à sens unique, comme l'administration a récemment tenté de le faire en nommant 12 commissaires à la communication ou en affectant des policiers du service de communication de la police nationale à l'encadrement des journalistes en manifestation.
N'évoquant qu'une seule fois les exercices conjoints entre la police nationale et la presse, dont une première session a eu lieu en octobre 2020 (la possibilité d'assister à un entraînement de CRS mais sans ouverture à tous les médias), la commission rappelle que «le canal d'échange retenu» ne devra pas être «à sens unique». Et de préciser : «Autrement dit, ne pas servir seulement à la transmission d’informations des forces de l’ordre vers les journalistes – ni a fortiori à la transmission de leur com.»
Par ailleurs, le rapport estime que «contrairement à ce que prévoit le SNMO dans sa rédaction actuelle», le canal de communication en question devra «être ouvert à tout journaliste qui en ferait la demande, sans aucune forme d’accréditation ni encore moins de sélection mais sur simple présentation d’un document attestant de sa qualité».
Le rapport propose de généraliser le principe des invitations de la gendarmerie à l'Agence France-Presse qui a cours depuis 2012, mais surtout d'ouvrir cette pratique «à d'autres entreprises de presse que l'AFP».
Petits rappels adressés directement aux fonctionnaires et militaires
Parmi les préconisations du rapport, on trouve également des rappels adressés aux policiers et gendarmes : il n'est interdit de filmer à personne, malgré l'exaspération parfois jugée légitime des fonctionnaires et militaires. Par ailleurs, les observateurs sont tout aussi légitimes que les journalistes, et enfin, un nombre croissant de journalistes n'est pas détenteur de la carte de presse et il n'appartient pas aux forces de faire le tri.
Le rapport estime également que la licéité d'un événement ou d'une manifestation n'est pas un critère qui doit être retenu contre un journaliste qui est présent pour effectuer son travail et rappelle que la presse ne doit pas être empêchée d'aller et venir par les forces de l'ordre, qui doivent au contraire lui permettre de le faire en toute sécurité.
Le rapport écorne aussi légèrement le rôle prépondérant des syndicats de police majoritaires, décrivant une «présence surdimensionnée et surprenante des organisations professionnelles de policiers».
Des préconisations censées être mises en musique par Darmanin et Bachelot
Parmi les nombreuses préconisations du rapport, la commission recommande de «garantir la sécurité physique des journalistes dans les manifestations en toutes circonstances» et de «rappeler clairement aux forces de l’ordre qu’elles ne peuvent en principe s’opposer à la captation d’images ou de sons des opérations qu’elles mènent dans les lieux publics, ni a fortiori demander la suppression de tels enregistrements», même après que l'article 24 de la loi Sécurité globale a été voté.
Il est conseillé de rappeler aux journalistes présents dans une manifestation qu'ils peuvent se signaler auprès de l'officier de presse affecté au dispositif. Il est également préconisé une meilleure formation des journalistes aux enjeux sécuritaires et juridiques relatifs à leur métier.
Pour permettre la réalisation de ces objectifs, le Premier ministre Jean Castex a annoncé dans un communiqué qu'il chargeait les ministères de l'Intérieur et de la Culture de rendre possibles ces préconisations.
Roselyne Bachelot a récemment montré sa sensibilité aux métiers de presse en déclarant qu'elle souhaitait conditionner l'attribution d'aides aux médias à la présence de journalistes dans les rédactions. Elle pourrait donc apparaître comme un interlocuteur de confiance pour les journalistes.
En revanche, Gérald Darmanin pourrait pour sa part éprouver plus de difficultés à faire remonter ces préconisations favorables à la liberté d'informer au sein d'une maison police auprès de laquelle il a multiplié les signaux d'encouragement depuis son arrivée à Beauvau, et même parfois au détriment du rôle des journalistes.
Il a été loisible à chacun d'observer les coups de menton du jeune ministre lors de la confection de la proposition de loi Sécurité globale, notamment concernant l'article 24 dont il annonçait déjà les prémisses dès le mois de septembre 2020 devant un parterre de policiers au congrès de l'Unsa-Police, auquel RT France avait assisté.
Comme un fait exprès, la commission qui a rédigé ce rapport avait justement été instaurée en décembre 2020 pour réécrire l'article 24, en pleine polémique.
Antoine Boitel