Ce 15 avril, la cour d'assises de Paris a condamné à la prison à perpétuité les trois accusés – deux Ivoiriens et un Biélorusse – jugés en leur absence pour avoir perpétré en 2004 le bombardement qui avait tué neuf soldats français dans la ville de Bouaké, située au centre de la Côte d'Ivoire. L'attitude ambigüe des autorités françaises lors de cette affaire n'a cependant pas été mise au clair.
Introuvables depuis des années, Youri Souchkine – un mercenaire biélorusse – Patrice Ouei et Ange Gnanduillet – deux officiers de l'armée de l'air ivoirienne – ont été déclarés coupables d'assassinats et de tentatives d’assassinats, a déclaré le président de la cour, Thierry Fusina. Tous trois se sont «attaqués sournoisement» à des soldats français membres d'une force de paix et «avec une préméditation certaine», a-t-il ajouté.
Le verdict clôt une longue instruction française et trois semaines de procès. Près de 90 témoins – quasiment tous Français – se sont succédé à la barre, des rescapés du bombardement aux anciens ministres français de l'époque, tels que Michèle Alliot-Marie (Défense), Dominique de Villepin (Intérieur) et Michel Barnier (Affaires étrangères).
Ni la justice ivoirienne ni celle de Biélorussie n'ont répondu aux mandats d'arrêts émis par la justice française à l'encontre des trois accusés. La première a indiqué que les deux officiers ivoiriens – promus au sein de l'armée l'année suivant le bombardement – ne pouvaient être poursuivis pour ces faits en raison d'une loi d'amnistie adoptée en 2007. De plus, selon les autorités ivoiriennes, Ange Gnanduillet est décédé en 2015.
Une attaque d'une «violence inouïe»
Le 6 novembre 2004, deux chasseurs déployés par l'aviation du président ivoirien Laurent Gbagbo pour attaquer les rebelles installés dans la moitié nord du pays bombardent par surprise un camp de la force de paix française, chargée de faire tampon entre les deux camps. Un choc pour la France : avec neuf soldats français et un civil américain tué, ainsi qu'une quarantaine de blessés, c'est à l'époque l'attaque la plus meurtrière pour son armée en opération depuis plus de 20 ans.
A bord des avions se trouvent des équipages mixtes composés d'officiers ivoiriens et de mercenaires slaves. Ange Gnanduillet et Youri Souchkine – observés les jours d'avant le bombardement par des soldats français qui surveillent la zone – ont été identifiés par les enquêteurs parmi les quatre pilotes ou copilotes. Pour l'accusation, Patrice Ouei est considéré «a minima comme l'organisateur de l'opération», et très probablement comme un participant au raid, selon l'avocat général Jean-Christophe Müller, qui avait requis la prison à perpétuité à l'encontre des trois accusés au vu de «la violence inouïe» de l'attaque.
En représailles au bombardement, Paris avait détruit le jour même toute l'aviation militaire ivoirienne, déclenchant une crise inédite avec son ancienne colonie, marquée dans les jours qui ont suivi par de violentes manifestations antifrançaises et le départ de milliers d'expatriés français.
Le rôle trouble de la France
La cour n'a toutefois pas apporté de réponses précises aux questions que les familles de victimes se posent depuis seize ans : qui a donné l'ordre de tirer sur les Français, et pourquoi ? Elle a cependant rappelé que la plupart des responsables français de l'époque accusent une partie de l’entourage du l'ex-président ivoirien Laurent Gbagbo – des «extrémistes» hostiles à la France selon la cour. Un groupe qui aurait été proche notamment de la Première dame de l'époque, Simone Gbagbo.
L'affaire a été marquée par une série d'errements du gouvernement français de l'époque puis d'entraves à l'enquête qui ont semé le doute sur la volonté réelle de la France de faire toute la lumière sur l'attaque, à commencer par un épisode qui a occupé une bonne partie des débats du procès : l'incompréhensible refus de Paris, dix jours après le bombardement, de récupérer huit suspects biélorusses – dont Youri Souchkine – arrêtés au Togo et que Lomé proposait de livrer à Paris.
Sur cet épisode comme sur d'autres, l'avocat général a semblé privilégier des dysfonctionnements en chaîne, regrettant qu'ils n'aient «pas donné lieu à des excuses», notamment de la part des anciens ministres de l'époque. Cela aurait selon lui «sans doute changé beaucoup de choses sur le plan de la confiance ébréchée» en l'Etat.
Certaines parties civiles soupçonnent des responsables français de l'époque d'avoir plombé l'enquête pour ménager le président Laurent Gbagbo, au nom de la «raison d'Etat» diplomatique. D'autres se demandent si la France n'a pas voulu éviter qu'on creuse trop sur ce bombardement perpétré par deux avions que la Côte d'Ivoire venait d'acheter à une sulfureuse figure de la «Françafrique», Robert Montoya, un ancien gendarme de l'Elysée devenu marchand d'armes.
D'autres parties civiles et des proches des victimes avancent en revanche l'idée d'une manipulation fomentée par la France afin de justifier une intervention française et provoquer la chute de Laurent Gbagbo afin de le remplacer par son rival, Alassane Ouattara. Ce dernier succédera d'ailleurs à Laurent Gbagbo, chassé du pouvoir en 2011 avec le soutien militaire de Paris après une élection présidentielle contestée. D'après l'instruction, les ambassades, les militaires et agents du renseignement français avaient tous reçu pour consigne de «ne pas se mêler» de cette affaire, considérant que la priorité du moment était de protéger les Français de Côte d'Ivoire.