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Jean-Yves Camus: «La France a un problème de plus en plus aigu avec la liberté du débat» (ENTRETIEN)

A la veille d'une manifestation de Génération identitaire contre la procédure de dissolution lancée à son encontre, Jean-Yves Camus, qui dirige l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès, livre à RT France son analyse.

RT France : Après l'annonce du lancement d'une procédure de dissolution contre Génération identitaire (GI), le groupe opposé à l'immigration a annoncé vouloir manifester samedi prochain contre cette décision. Pensez-vous que le mouvement identitaire ait une chance de faire reculer le gouvernement à propos de cette décision ?

Jean-Yves Camus : Non, il est rarissime – je ne sais même pas si cela s’est d’ailleurs déjà produit – qu’un gouvernement qui a envoyé la lettre notifiant son intention de dissoudre revienne sur sa décision. Selon le droit, le ministre fait en effet parvenir, au président de l’association concernée, son intention de la dissoudre. La procédure est contradictoire, donc l’association a ensuite dix jours afin de faire valoir ses arguments contre cette mesure. Si le gouvernement reste sur sa décision, c’est au Conseil des ministres suivant que la mesure est prise. Cela va en principe ensuite très vite et dans les 15 jours qui suivent, l’affaire est réglée. La dissolution de GI devrait tomber donc au prochain conseil des ministres ou celui d’après.

La manifestation du 20 février organisée par le mouvement, autorisée par la préfecture de police place Denfert-Rochereau, ne sera probablement pas de nature à faire fléchir le ministre de l’Intérieur car derrière cette décision, il y a un sous-texte politique. Il y a en effet un certain nombre de gens qui croient en la fameuse thèse de «la tenaille identitaire». Les partisans de cette thèse soutiennent que l’universalisme républicain est pris en étau dans une tenaille aux deux bords qui s’alimenteraient mutuellement, d’un côté celui de l’islamisme radical et de l’autre côté celui de l’extrême droite. Après les dissolutions de BarakaCity puis du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), le gouvernement pense ainsi qu’il est logique de dissoudre l’association d’extrême droite la plus importante en nombre de militants et la plus en vue. Et comme le CCIF, qui a annoncé qu’il se reconstituait en Belgique, GI relancera probablement une autre structure sous une autre forme.

Leur erreur, surtout dans l’opération des Alpes, a été de sembler usurper le monopole de la contrainte qu’exercent la police et la gendarmerie

RT France : Les éléments avancés par Gérald Darmanin pour cette dissolution vous apparaissent-ils justifiés ?

Jean-Yves Camus : Pour justifier la dissolution, le ministre se réfère à deux alinéas de l’article L 212.1 du Code de la sécurité intérieure. L’article est une reformulation de la vielle loi de janvier 1936 qui permettait de dissoudre les milices armées et les groupes de combat. J’ai suivi beaucoup de manifestations de GI, j’ai visité leur local de Nice avec leurs dirigeants et ce mouvement ne correspond pas à cela. A Nice, j’ai pu y voir une salle préparée pour accueillir un entraînement de taekwondo pour une dizaine de personnes et ça me semble donc un peu léger pour en faire une milice armée selon moi, et je ne pense pas qu’il y ait des entraînements au maniement des armes à l’université d’été de GI.

Leur erreur, surtout dans l’opération des Alpes, a été de sembler usurper le monopole de la contrainte qu’exercent la police et la gendarmerie. C'était l’action de trop pour l’Etat.

Ensuite, on les accuse d’incitation à la haine ou à la discrimination, là ça devient plus subtil, car lorsqu’on prend la banderole que GI a déployée sur le toit de la CAF de Bobigny, le texte était : «De l’argent pour les Français, pas pour les étrangers !». Au vu de la loi française, c’est en effet une phrase discriminatoire car si vous êtes étranger en situation régulière, vous avez le même droit que les Français au logement ainsi qu’à un certain nombre d’aides sociales. Cette banderole peut donc passer pour un appel à la discrimination, mais si on interdit GI sur ce fondement-là, il faut donc aussi interdire le Rassemblement national et un certain nombre de groupes d’extrême droite.

RT France : La France a-t-elle des difficultés à accepter une forme de radicalité politique ?

Jean-Yves Camus : Je pense que la France a un problème de plus en plus aigu avec la liberté du débat et en effet avec une certaine forme de radicalité. J’exclus bien sûr ce qui porte atteinte de manière évidente et immédiate à l’intégrité du territoire et/ou à la sécurité des Français. Je suis bien sûr contre le fait que l’on autorise des groupes islamistes radicaux ou d’extrême droite qui ont une vocation terroriste.

Si cette politique d’atteinte à la liberté du débat doit nous conduire à mener, comme la déclaration de Frédérique Vidal sur «l’islamo-gauchisme» le laisse entendre, à mettre en place une sorte de maccarthysme universitaire, je pense que c’est une erreur. Je déteste l’islamo-gauchisme, je n’ai pas peur de le dire, mais je ne veux pas qu'on aboutisse à des exclusions d'universitaires. Il faut exclure seulement des gens que s’ils commettent une faute professionnelle et c’est à leurs pairs d’en décider. Si on entre dans cet engrenage, on ne s’arrêtera plus car alors les militants antiracistes, à raison, ne manqueront pas de dire qu’à l’université il y a aussi des militants d’extrême droite ou des catholiques intégristes qu’il faudrait aussi interdire. C’est un processus qui ne s’arrêtera plus ensuite.

Dans le cas de GI, c’est à la justice de décider de la légalité de ces actions, certains militants ont été poursuivis au pénal et l’association également comme personne morale après leur opération dans les Alpes et après celle de l’occupation de la mosquée de Poitiers. Manque de chance pour le ministère de l’Intérieur, dans les deux opérations, ils ont été relaxés en appel après avoir été condamnés en première instance. Le ministre n’est probablement pas d’accord avec ces relaxes, mais la justice est indépendante et elle a tranché.

RT France : Sur ce sujet, la France est-elle une exception au sein des grandes démocraties occidentales ? Pourrait-on imaginer une telle dissolution au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis ?

Jean-Yves Camus : Aux Etats-Unis non, absolument pas, mais le contexte est tout à fait différent, vous pouvez manifester déguisé en Adolf Hitler avec un drapeau à croix gammée et vous êtes couvert par le 1er amendement. En Grande-Bretagne a été dissous, il y a environ trois ans, pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, un groupe d’extrême droite, mais il avait lui une réelle activité de préparation avancée d’actes terroristes. La règle en Grande-Bretagne est qu’on ne dissout pas, on traite au pénal au cas par cas. En Allemagne, résultat d’une histoire particulière, on dissout beaucoup et de tous les côtés, de l’extrême droite à l’extrême gauche ou les groupes d’origine étrangère liés au PKK, aux tigres tamouls… Les pays interdisent ainsi sous des formes diverses. Les Grecs, par exemple, ont choisi de se débarrasser d’Aube dorée par une procédure judiciaire contre certains de ses dirigeants. En Russie, on dissout aussi des mouvements de tous bords ainsi qu’on interdit certaines publications radicales.

Propos recueillis par Benjamin Fayet