France

Bruxelles et Paris poussent-ils au démantèlement d'EDF ? Les politiques et syndicats s'alarment

Sous pression de la Commission européenne, EDF sera-t-elle divisée en plusieurs entités ? De nombreux politiques de tous bords et des syndicats s'inquiètent de ce projet baptisé «Hercule».

L'industrie électrique et EDF, largement nucléaire en France, sont-elles menacées par le projet actuellement mené en coulisses entre le gouvernement et Bruxelles ?

EDF est une entreprise historique, un fleuron industriel, qui a encore pour principal actionnaire (à plus de 83%), l'Etat. Or, l'Union européenne (UE) tique sur la compétitivité du nucléaire qui serait une entrave à la concurrence. L'UE a donc forcé la France en 2010 à revendre près d'un quart de la production électrique du nucléaire à des concurrents d'EDF à prix coûtant.

Estimant que ce mécanisme est défavorable économiquement à EDF, notamment pour assurer les investissements dans les centrales, le gouvernement négocie en ce moment même avec Bruxelles pour augmenter le prix de vente aux concurrents. Cependant, comme l'écrit Le Monde le 17 décembre, l'UE «ne veut pas d’un dispositif qui conduirait à renflouer les caisses d’EDF sans contrepartie sérieuse». La contrepartie serait de fait d'accroître la concurrence sur le sol français dans le domaine énergétique.

D'où l'idée depuis plus d'un an d'une découpe d'EDF, ce qui fait encore l'objet de négociations entre les deux parties. L'Etat planche ainsi sur un projet nommé «Hercule» qui vise à diviser EDF en deux voire trois entités. Selon le scénario qui semble se dessiner, il y aurait par conséquent une entreprise publique (EDF bleu) pour les centrales nucléaires, une autre (EDF vert) cotée en Bourse pour la distribution d'électricité et les énergies renouvelables et une troisième (EDF azur) qui coifferait les barrages hydroélectriques dont les concessions seraient remises en concurrence sous la pression de Bruxelles.

Libérationconfirme que Paris et la Commission européenne se sont entendus en novembre pour que les barrages soient filialisés «sans bénéficier du statut protecteur de service d’intérêt économique général». A la clé, il se pourrait que ceux-ci soient donc livrés à des acteurs privés alors même que ces installations hydroélectriques ont été construites avec des deniers publics, sont rentables, permettent un approvisionnement de l'électricité de manière pilotable et sont essentielles, pour nombre d'entre elles, dans le refroidissement des réacteurs nucléaires. Le quotidien affirme d'ailleurs que de nombreuses entreprises étrangères (les allemands EON et Vattenfall, l’espagnol Iberdrola, l’italien Enel, le norvégien Statkraft, le suisse Alpiq, Le canadien Hydro-Québec et des chinois) et françaises (Total et Engie) lorgnent déjà sur les barrages les plus rentables. Une question se pose notamment : comment réagiraient les acteurs privés dans le cas où l'Etat aurait besoin de l'électricité hydraulique pour refroidir les réacteurs ou alimenter le réseau ? Nul doute, les opérateurs privés auraient des moyens considérables pour faire pression.

De La France insoumise aux Républicains (LR), la classe politique s'active pour dénoncer un projet «opaque»

De ce fait, hormis la République en marche, quasiment tous les partis politiques s'agitent. Fait rare, le 8 décembre, une conférence de presse transpartisane dénonce ainsi ce «démantèlement» d'EDF que les organisations jugent nuisible pour la souveraineté énergétique de la France et la pérennité du groupe. Aux côtés du député Les Républicains (LR) Julien Aubert se sont donc retrouvés les parlementaires de La France insoumise (LFI) avec Adrien Quatennens, du Parti communiste avec Sébastien Jumel, du Parti socialiste (PS) avec Boris Vallaud, ou de Libertés et territoires (LT – centriste) avec François-Michel Lambert.

Durant cette conférence de presse, Julien Aubert juge «assez désastreux de constater à quel point, un acteur industriel aussi important qu'EDF puisse faire l'objet d'une négociation relativement opaque» avec une stratégie qui ne découlerait pas d'une «pensée industrielle» mais serait plutôt «le produit d'arrière-pensées financières». Il dénonce par exemple l'éventuelle filialisation des barrages hydrauliques qui ne les protégeraient pas d'une mise en concurrence ou le fait que la distribution de l'électricité, par Enedis (qui relève du service public), «découlerait de la partie verte d'EDF, c'est-à-dire la partie qui serait ouverte au capital». «Quelle est la cohérence industrielle de mettre le distributeur d'électricité [dans] le vert et RTE qui assure le transport de l'électricité – [et ayant] d'ailleurs besoin d'Enedis – dans le bleu ?», demande-t-il avec inquiétude.

Dans une vidéo Adrien Quatennens rappelle que la nationalisation de l'énergie est un projet du Conseil national de la résistance visant à maîtriser toute la chaîne de l'énergie, «de la production jusqu'à la consommation». «Dans les années 90, la Commission européenne [...] souhaite imposer [...] son idéologie absurde de la concurrence [...] en vous vendant [cette concurrence] en disant que cela fera baisser les prix», décrit-il en prenant à témoin les citoyens : «Regardez vos factures d'énergie, on ne peut pas dire que depuis l'ouverture à la concurrence de l'énergie, les factures aient diminué.» Détaillant les «alliances» entre les différents gouvernements et la Commission européenne pour «saucissonner EDF» au profit d'acteurs privés, l'élu du Nord regrette que l'UE en vienne ensuite à «l'absurdité» d'«imposer à EDF à revendre une part de sa production à prix coûtant à ses concurrents pour qu'ils disposent de moyens pour lui faire concurrence». «Désormais, la Commission européenne presse l'Etat français de faire en sorte que 100% de la production d'EDF soit disponible pour ses concurrents», poursuit-il en critiquant le fait que le projet Hercule ait pour seul objectif de «socialiser les pertes et la privatisation des profits»

D'aucuns craignent effectivement que la division d'EDF en différentes entités ne vise qu'à garder dans le domaine public tout le passif des dettes et des investissements, tandis que tous les secteurs financièrement intéressants seraient promis à la privatisation, comme la commercialisation d’électricité aux particuliers et la production d’énergies renouvelables, qui bénéficient d'imposants avantages fiscaux et de subventions.

En cassant EDF le gouvernement affaiblit la souveraineté de la France

Pour leur part, les députés socialistes et les sénateurs PS ont déposé le 15 décembre une proposition de référendum d'initiative partagée (RIP) contre le projet «Hercule». «Avec 1,2 million [de Français] nous vous avons empêché de privatiser Aéroports de Paris, ce qui aurait été aujourd'hui une catastrophe. Nous vous empêcherons de démanteler EDF», a lancé le chef de file des députés socialistes, Valérie Rabault, au Premier ministre Jean Castex lors des questions au gouvernement, en référence au RIP lancé en 2019 par des députés et sénateurs d'opposition.

«Nous n'avons, je le répète, nullement l'intention de démanteler EDF qui restera un grand groupe public, les statuts des personnels des industries énergétiques et gazières seront préservés», a répondu le chef du gouvernement qui assure que le gouvernement a l'intention de «donner les armes [à EDF] pour remplir sa mission historique».

Peu convaincus, les parlementaires socialistes ont par la suite déclaré dans un communiqué : «En cassant EDF, le gouvernement affaiblit la souveraineté de [la France] et le principal outil de notre transition énergétique».

Le député communiste André Chassaigne déplore également dans une note sur son site internet que «le projet "Hercule" vise à casser le caractère intégré d’EDF pour livrer le secteur électrique aux appétits des banques d’affaires et de nos grands groupes pétroliers et gaziers, en quête d’une meilleure part de gâteau électrique». «Bien entendu, cette dérive libérale-affairiste prend naissance dans les directives européennes et lois successives visant à l'ouverture complète du marché européen», ajoute-t-il.

A l'unisson, les syndicats alarment l'opinion publique sur le projet. Une troisième mobilisation en un mois s'est déroulée le 17 décembre avec une grève à EDF (plus de 28% de grévistes), à l'appel d'une intersyndicale regroupant la CGT, la CFE-CGC, la CFDT et FO. Ceux-ci dénoncent «la destruction du service public de l’énergie [qui] s’accélère».

«Le projet Hercule sera douloureux pour les usagers ! Le projet Hercule sera le jackpot pour les financiers !», déclare en outre une section CGT EDF.

En effet, les pourfendeurs d'«Hercule» avertissent d'une augmentation des tarifs de l'électricité. Dans cette veine, une intersyndicale au sein d'EDF a lancé une pétition – déjà signée par plus de 27 000 personnes à la date du 17 décembre – expliquant qu'«Hercule» cherche à casser les avantages français dans le domaine de l'énergie. Actuellement, disent-ils, «le transport et la distribution d’électricité sont effectués de manière équitable, sans privilégier la ville au détriment de la campagne grâce à une péréquation du prix garanti par le tarif réglementé». «Le prix moyen de l’électricité en France reste l’un des plus bas d’Europe malgré certains choix politiques à contre sens, et avec un bilan carbone parmi les plus faibles d’Europe», énoncent-ils. Or, pour eux, avec «Hercule», «les tarifs de l’électricité augmenter[ont], se différencier[ont] selon les régions, selon les usagers, au détriment des ruraux (avec la fin de la péréquation tarifaire)».

D'aucuns, à l'instar de Sébastien Jumel ou d'Adrien Quatennens, soupçonnent le gouvernement d'intégrer le projet polémique dans un futur projet de loi englobant les volontés écologistes de la Convention citoyenne. N'est-ce pas un signe qu'Hercule a des pieds d'argile ?

Bastien Gouly