L'association Action des chrétiens pour l'abolition de la torture (ACAT) déplore dans un rapport intitulé «Maintien de l’ordre : à quel prix ?», publié ce 11 mars, le «manque de transparence» des autorités sur la question du maintien de l'ordre. L'étude a été lancée au mois de novembre 2018, dès le début du mouvement des Gilets jaunes et remet en question l'usage de la force opposé à ces manifestants, notamment l'utilisation qui a été faite du lanceur de balle de défense (LBD) et des grenades (désencerclement, lacrymogène et assourdissante).
Les blessures infligées aux manifestants au cours de ces nombreux mois de crise sociale ont déjà fait l'objet de vives critiques par le passé, notamment de la part de la gauche française, du Défenseur des droits, de certaines associations et jusque dans les rangs de la police et de la gendarmerie.
Dans son rapport, l'ACAT déplore le manque de données disponibles concernant les armes utilisées, suspectant, notamment, la mise en service de nouvelles armes qui n'auraient fait «l'objet d'aucune communication auprès de la population et d'aucun cadre public de l'emploi.» L'association dénonce aussi un défaut de communication quant à la dangerosité réelle de ces armes, notamment la fameuse grenade GM2L qui est venue se substituer progressivement à la GLI-F4, désormais interdite (mais qui n'était en réalité plus fabriquée depuis 2014 par l'entreprise française Alsetex). L'ACAT réclame donc plus de transparence sur la dangerosité de ces armes et demande la suspension de la GM2L, ainsi que de la grenade à main de désencerclement (GMD) «dans l'attente d'un examen complet de ces armes.»
L'association déplore également un manque de transparence de la part de l'Etat concernant le nombre de personnes blessées par ces armes de force intermédiaire et dénonce des problèmes d'identification des opérateurs de ces armes qui pourraient être mis en cause.
«Nous demandons à être informés de l’usage de la force qui est fait par nos policiers et gendarmes»
Sur son site internet, l'ACAT publie également une lettre interpellant le ministre de l'Intérieur : «Monsieur le ministre de l’Intérieur, en tant que citoyens, nous demandons à être informés de l’usage de la force qui est fait par nos policiers et gendarmes.» L'ONG y demande la publication des chiffres sur «l’usage des armes et de la force : nombre d’utilisation de chaque type d’armes, gestes techniques en cause dans les plaintes déposées, opérations de police dans lesquelles ces incidents ont lieu, nombre de personnes blessées ou tuées dans le cadre d’interventions de police ou de gendarmerie» ainsi que sur «les suites, tant judiciaires que disciplinaires qui y sont effectivement données.»
Trop d'opacité de la part de Beauvau ?
Dans un communiqué, l'association déplore une «opacité [qui] jette le doute sur la volonté des autorités de faire la lumière sur les abus constatés de la part de certains membres des forces de l’ordre. Cette nécessité de transparence n’est pas seulement demandée par l’ACAT, elle est également admise par l’Inspection Générale de la Police Nationale (IGPN) et par des représentants des policiers que l’ACAT a rencontrés.» Et de préciser : «Les autorités françaises doivent s’engager vers une plus grande transparence. Il en va de la confiance que les citoyens accordent à leurs institutions. C’est un impératif démocratique.»
Nous citer et ignorer nos recommandations ressemble à de la récupération, pas à une prise en compte des droits humains
Justement, le ministère de l'Intérieur se penche depuis plusieurs mois sur un énigmatique livre blanc de la sécurité intérieure qui devra répondre, semble-t-il, à de nouvelles attentes du public concernant d'une part le maintien de l'ordre (un séminaire à ce sujet a été lancé en 2019) et d'autre part le continuum de sécurité face au terrorisme et à la délinquance. Mais cette réflexion décidera peut-être aussi, de manière plus générale, de l'avenir des maisons police et gendarmerie.
Censée intervenir avant l'été 2020, la publication de ce livre blanc devrait avoir du retard. Les réponses à toutes les questions des ONG et du Défenseur se feraient-elles attendre ? Ou le gouvernement aurait-il choisi d'ignorer ses contempteurs pour dialoguer prioritairement avec des interlocuteurs qui ne le gêneront pas ?
Une responsable de l'ONG Amnesty international déplorait justement dans un tweet le 3 mars un manque d'écoute de la part de Beauvau, dans le cadre de cette réflexion sur le maintien de l'ordre : «Tiens, Laurent Nunez [secrétaire d'Etat à l'Intérieur] re-cite Amnesty et la LDH dans une interview sur sa stratégie de maintien de l'ordre. Précisons : nous avons été auditionnés, pas écoutés. Pas d'annonce de retrait des grenades & LBD. Pas de véritable tournant vers la désescalade.»
Dans un autre tweet, la responsable associative a précisé : «On a des infos sur la stratégie de maintien de l'ordre via la presse, mais pas de réponse à nos courriers à Christophe Castaner sur les violences policières. Nous citer et ignorer nos recommandations ressemble à de la récupération, de la communication. Pas une prise en compte des droits humains.»
A défaut d'une ligne de communication clairement établie avec les autorités, les critiques du maintien de l'ordre à la française semblent mettre toute la pression possible sur le gouvernement, le ministre de l'Intérieur, Christophe Castaner et plus précisément encore sur le préfet de police de Paris, Didier Lallement.
C'est peut-être le signal qu'il faut retenir de la récente publication par Mediapart d'une enquête qui se concentre sur la personne du préfet et sur les décisions, potentiellement illégales selon le site d'investigation, qu'il aurait prises lors de diverses manifestations parisiennes (aller au contact sans nécessité apparente et privilégier la méthode de l'encagement).
Cette pression se trouve aujourd'hui renouvelée par ce rapport de l'ACAT qui vient compléter les travaux des services du Défenseur des droits, Jacques Toubon. L'«opacité» dénoncée par l'association chrétienne prendra-t-elle fin à la suite de ces différents travaux et celle du marché de l'armement de force intermédiaire sera-t-elle également concernée ? En tout état de cause, rien n'est moins sûr pour le moment, tant les différentes parties en présence semblent s'éloigner d'un rapport à l'autre.
Sollicitée par RT France, la société Alsetex qui fabrique la grenade GM2L et a remporté l'appel d'offres pour un nouveau lanceur de balle de défense destiné aux forces de l'ordre en novembre 2019 a opposé une fin de non recevoir au mois de février 2020 en déclarant : «Je suis en ligne, mais de toute manière je ne répondrai pas à vos questions.» L'opacité comme règle d'or ?
Antoine Boitel