Ce 1er janvier 2020, le Journal officiel dans lequel apparaissent les promotions et nominations du Nouvel An dans l'ordre national de la Légion d'honneur a été publié. Y figure notamment une promotion faisant évoluer du rang de «chevalier» à celui d'«officier» de la Légion d'honneur Jean-François Cirelli, énarque et ancien conseiller économique de Jacques Chirac à l'Elysée, également ex-patron de Gaz de France puis numéro 2 du groupe après sa fusion avec Suez en 2008.
Une montée en grade qui n'est pas passée inaperçue. Et pour cause, Jean-François Cirelli est actuellement à la tête de la filiale française du plus grand gestionnaire d'actifs au monde : la société d'investissement américaine BlackRock, dont le nom est, depuis plusieurs semaines, régulièrement évoqué par nombre d'observateurs de la réforme des retraites portée par le gouvernement, mais également demandée par la Commission européenne lors de ses dernières recommandations de juin 2019.
L'entreprise américaine gère aujourd'hui près de 7 000 milliards de dollars d'actifs de part et d'autre de la planète, les caisses de pension représentant une part significative de son activité. «Environ deux tiers des actifs que nous gérons pour nos clients dans le monde sont liés aux solutions d’épargne-retraite», explique ainsi la société sur son site.
«L'ombre prédatrice de BlackRock plane sur nos retraites»
Dans la foulée de la publication du Journal officiel, plusieurs personnalités médiatiques et politiques ont rapidement réagi sur les réseaux sociaux.
Commentant la nouvelle, Thomas Portes, responsable national PCF des cheminots, a qualifié cette distinction de «blague». «Et après on va encore nous assurer que non, cette réforme des retraites n’est pas dictée par les intérêts de quelques-uns», a-t-il notamment écrit.
«Légion d’honneur, ok il y a Gilbert Montagné, "et en même temps", Jean-François Cirelli, patron de BlackRock promu au grade d’officier ! Hop», a de son côté twitté Alexis Poulin, co-fondateur de la revue Le Monde moderne, en référence à l'expression «et en même temps», souvent attribuée à Emmanuel Macron.
«L'ombre prédatrice de BlackRock plane sur nos retraites», a pour sa part estimé la section syndicale CGT de la compagnie aérienne TUI France.
Même constat chez Raphael Pradeau, porte-parole de l'association altermondialiste Attac. «BlackRock devrait être un des grands gagnants de la réforme des retraites», a-t-il considéré.
Un peu plus tard, Nicolas Dupont-Aignan (Debout La France) a lui aussi réagi, qualifiant BlackRock de «premier bénéficiaire de la réforme des retraites».
BlackRock en France : quels enjeux ?
Leader mondial dans la gestion d'actifs, BlackRock dispose depuis 2006 d'une filiale française (celle-là même dirigée par Jean-François Cirelli) qui gère, selon des chiffres repris par Franceinfo, «27,4 milliards d'euros de fonds confiés par des clients français».
Fait notable, la société BlackRock est actionnaire chez près de la moitié des entreprises du CAC 40, telles que BNP Paribas, Vinci, Saint-Gobain, Société Générale ou encore Total. En outre, comme l'explique un reportage diffusé au mois de septembre 2019 sur Arte, les relations entre Paris et la société américaine sont au beau fixe, et ce particulièrement depuis l'arrivée d'Emmanuel Macron à l'Elysée.
«Emmanuel Macron a rencontré Larry Fink, le PDG de BlackRock, plusieurs fois après son arrivée à l'Elysée. Aujourd'hui comme alors, les entretiens ont lieu à huis clos, Macron ne veut aucune caméra», détaille le documentaire intitulé Ces financiers qui dirigent le monde - BlackRock. Et le narrateur de souligner la volonté du chef de l'Etat de «favoriser les privatisations en France» : «A cet effet, il a créé une commission dont l'un des membres n'est autre que le patron de BlackRock France, Jean-François Cirelli [qui] ne cesse de réclamer un recours accru aux fonds spéculatifs pour l'assurance vieillesse.»
De fait, comme le rapporte Franceinfo dans un article publié à la mi-décembre, «depuis plusieurs années, BlackRock se montre extrêmement intéressé pour mettre la main, via ses clients (assureurs, banques...), sur une partie de l'épargne des Français, afin de l'orienter vers l'épargne-retraite». Ainsi, la multinationale américaine n'a par exemple pas caché son enthousiasme au sujet de la loi Pacte, portée par le ministre de l'Economie et des Finances Bruno Le Maire et promulguée le 22 mai 2019.
Citée le 9 décembre par Mediapart, une note que BlackRock a rédigée en juin en guise de «recommandations» au gouvernement français afin de «réussir la réforme de l’épargne retraite» défendue par le président de la République, se montre particulièrement élogieuse quant cette loi Pacte. Selon le gestionnaire d'actifs américain, celle-ci «permet à l'épargnant de bénéficier d'un allègement fiscal pour les cotisations versées en réduisant sa base imposable sur le revenu, d’accéder à son capital avant la retraite dans certains cas prédéfinis [ou encore] de transférer son patrimoine à une entité plus concurrentielle sans frais de transfert après cinq ans». Et le média d'investigation de présenter, pour sa part, la loi Pacte comme «contourn[ant] tout ce qui relève des principes d’égalité et de solidarité : la Sécurité sociale, le fisc et le droit sur les successions».
Par ailleurs, une récente vidéo de la chaîne YouTube d'analyse politique Fil d'Actu se penche en profondeur sur l'historique des liens entre Emmanuel Macron, lui-même ancien associé-gérant de la banque Rothschild, dans laquelle il est resté quatre ans, et le leader mondial de la gestion d'actifs. On y entend notamment certains hauts responsables de BlackRock faire les louanges d'un chef de l'Etat qui «a compris qu'il fallait réformer le pays».
En tout état de cause, Emmanuel Macron n'a jamais caché sa volonté d'attirer les investisseurs étrangers en France, ambition qui expliquerait des contacts rapprochés avec des multinationales telles que la société américaine BlackRock. Néanmoins, en dépit du lapsus du président de la République, qui déclarait en novembre 2019 vouloir «préserver un système de retraites par capitalisation», avant d'être repris par la journaliste Ruth Elkrief, ses relations rapprochées avec BlackRock s'avèrent difficiles à concilier avec la volonté affichée du gouvernement français de préserver un système de retraites par répartition.
En effet, BlackRock a toujours défendu haut et fort son modèle économique qui, par essence, incite les citoyens à épargner dans le cadre de plans d'épargne par capitalisation, accusés par leurs opposants d'être trop risqués pour constituer une solution fiable pour la retraite.
En plein contexte de grève contre la réforme des retraites, qu'Emmanuel Macron s'est dit déterminé à mener à terme, l'élévation du dirigeant de BlackRock France au rang d'«officier» de la Légion d'honneur revêt donc une symbolique forte. A chacun de l’interpréter.
Fabien Rives