«Dernière sommation !» : le 19 novembre, après l'annonce médiatique d'une intersyndicale policière qui menace le gouvernement de rejoindre les mouvements sociaux du 5 décembre, une source policière contactée par RT France a fait part de sa perplexité : «Les syndicats majoritaires ont-ils fini par réaliser qu'ils se faisaient avoir ?»
En cause, l'interminable négociation qui a lieu depuis le mois de décembre 2018 entre les grands syndicats de police et le ministère de l'Intérieur. A la faveur d'un accord arraché dans la nuit du 19 au 20 décembre 2018 par les partenaires sociaux à Beauvau, les fonctionnaires de police avaient obtenu... des rendez-vous pour rehausser progressivement les salaires jusqu'à 120 euros nets en moyenne pour les gardiens de la paix et 150 euros pour les corps supérieurs.
Une première augmentation est arrivée dès janvier 2019 : 40 euros bruts pour les agents de maîtrise. D'autres dates devaient suivre pour concrétiser les hausses annoncées. Fin juillet, nouveau coup de pouce pour les policiers et les gendarmes qui se voyaient allouer 30 euros supplémentaires.
Le levier de négociation des syndicats de police était limpide : les forces de sécurité intérieure ayant été extrêmement sollicitées au cours de cette année de crise sociale, le moment semblait parfaitement opportun pour eux de pousser l'avantage.
Mais les augmentations salariales étaient conditionnées à la progression des négociations syndicales sur les cycles de travail et sur le remboursement par l'Etat des millions d'heures supplémentaires non payées. A ce titre, le ministre de l'Intérieur, Christophe Castaner, s'est félicité le 29 octobre de pouvoir annoncer un remboursement progressif de ces heures d'ici la fin de l'année 2019.
Les heures supplémentaires négociées à bon compte ?
Cependant, les syndicats minoritaires du secteur se sont très tôt inquiétés du tarif auquel ces heures allaient être remboursées. Le syndicat France Police-Policiers en colère a ainsi transmis à RT France un communiqué dans lequel les partenaires sociaux dénonçaient : «Les syndicats majoritaires ont participé à plusieurs réunions de concertation avec le DGPN, Eric Morvan, et ont cautionné la circulaire du 15 octobre 2019 concernant la campagne d’indemnisation exceptionnelle 2019 des heures supplémentaires [...] Grâce à leur complaisance, voici ce que vous allez percevoir [...] (et surtout ils vont vous dire d’être content) : 5284 euros brut». Et le syndicat de dénoncer des écarts plus ou moins substantiels selon les grades : «Voici ce que vous devriez toucher». Un brigadier aurait dû percevoir selon cette même source 6955 euros, un brigadier-chef 7174 euros et un major 7654 euros.
Ces négociations réalisées en concertation avec les syndicats majoritaires du secteur ne suffisent-elles plus aux yeux des secrétaires généraux de ces corps intermédiaires ? Comment expliquer ces nouveaux communiqués qui annoncent des «actions dans tous les commissariats» le 5 décembre ? Les tracts reviennent sur la dernière marche intersyndicale de la colère policière, qui a eu lieu le 2 octobre à Paris et qui aurait rassemblé 27 000 policiers selon cette même source. Ce phénomène social reste rare dans ce secteur socio-professionnel très compétitif, mais voici qu'une deuxième intersyndicale s'organise déjà. Alliance fait valoir un manque de reconnaissance de la part du gouvernement. Unité SGP proclame : «Nous allons réveiller l'administration !» Et tous ces syndicats appellent à une «fermeture symbolique» des commissariats entre 10 heures et 15 heures, sauf urgence, en sus d'une opération «zéro PV».
Dans son communiqué, Unsa Police souligne la notion d'ultimatum : «Dernière sommation avant le black-out [...] Si le 5 décembre prochain, notre ministère ne répond pas à nos attentes [nous lancerons] des actions».
Ce discours d'Unsa Police rappelle fortement une autre menace d'«opération zéro PV» en intersyndicale qui avait été promptement traitée par le ministère de l'Intérieur (en seulement 24 heures) au mois de juin 2018... Suite à des négociations, l'opération n'avait jamais eu lieu.
Faut-il cette fois escompter une vraie action dans les commissariats le 5 décembre ? Selon les tracts syndicaux, Beauvau aurait jusqu'à cette date pour montrer patte blanche et désamorcer la situation. Mais s'il s'agit d'un coup de bluff, les conditions d'un accord à l'amiable semblent assez confuses pour le moment et ne laissent place qu’à la spéculation: les grands syndicats de police s'inquiètent-ils pour leurs régimes spéciaux de retraite ? Craignent-ils une privatisation des missions de voie publique ? Ou bien voient-ils d'un mauvais œil l'intérêt marqué par le ministère de l'Intérieur aux polices municipales, peut-être au détriment des commissariats nationaux ?
Le monde policier est peut-être également traversé de quelques doutes à l’heure où des fonctionnaires sont renvoyés en correctionnel, voire aux assises, pour un usage illégitime de la force en manifestation.
La suppression du rôle des syndicats en CAP décidée cet été a-t-elle mis le feu aux poudres ?
Par ailleurs, ainsi qu’on peut le lire dans un email de mise au point de la part du Secrétaire national du syndicat des cadres de la sécurité intérieure (SCSI) adressé à tous ses adhérents le 8 novembre, il pourrait y avoir une certaine gêne autour de l’influence énorme dont jouissaient les syndicats de police dans les carrières des fonctionnaires.
RT France a obtenu une copie de ce message du syndicaliste qui explique se trouver en difficulté au sein du SCSI depuis qu’il a préfacé l’ouvrage du policier de ViGi-Police Noam Anouar, La France doit savoir. Dans cet email, le secrétaire national du syndicat aborde la question peu médiatisée des commissions administratives paritaires (CAP) qui décident globalement de la carrière des personnels administratifs, dont les policiers : «Il faut avoir l'honnêteté de l'avouer et la loi de transformation publique votée en juillet 2019 qui supprimera le rôle des syndicats dans les CAP rappellera à quel point nos adhérents nous associaient d'abord à ce rôle incontournable, parfois indu, que nous avions pris dans la gestion des carrières. Je regrette d'ailleurs que notre syndicat comme les autres n'ait pas eu, dans ses organes de direction, ce souci de franchise et transparence sur cette évolution, préférant un déni de réalité opportuniste qui doit là aussi questionner sur la responsabilité syndicale.»
Les choses sont ici dites pudiquement, mais au sein de la police nationale, il était courant de voter pour une famille syndicale majoritaire qui serait la plus à même d’aider le votant au cours de sa carrière dans ces fameuses CAP. Un levier de fonctionnement conséquent viendrait donc d’être retiré aux grands syndicats.
Enfin, si les tracts d’Alliance, Unité-SGP et Unsa-Police évoquent bien le «mal-être» des policiers qui constituent «la cible de toutes les accusations» (selon le communiqué d'Unsa Police), le sujet du suicide, dont le taux reste alarmant dans les rangs policiers en 2019 après que 56 d'entre eux ont choisi d'en finir avec la vie, n'est pas particulièrement mis en avant. Il est intéressant de noter à cet égard que la marche des associations et des syndicats minoritaires de police le 12 mars 2019 à Paris n'avait pas été rejointe par les secrétaires généraux de ces trois grands syndicats.
Christophe Castaner saura-t-il désamorcer cette potentielle crise sociale du monde policier ? Cette négociation sera-t-elle faite au détriment des policiers de terrain et à la faveur d'un accord jugé satisfaisant pour une partie des effectifs seulement ? Réponse le 5 décembre.
Antoine Boitel