Aucun qualificatif ne fait consensus pour décrire ces eurocritiques qui ont pour point commun de défendre l'Etat-nation. Ils se font souvent appeler «souverainistes». Toutefois, cet épithète ne leur convient pas toujours. D'autres préfèrent ainsi se définir d'abord comme patriotes, gaullistes, nationaux ou républicains. De gauche à droite, on peut recenser des dizaines de clubs, mouvements, associations, courants ou partis politiques faisant partie de cette galaxie : La France insoumise, Debout la France, Oser la France, Mouvement républicain et citoyen, Union populaire républicaine, Les Patriotes, Rassemblement national, Unité nationale citoyenne, République souveraine, etc.
Selon Emmanuelle Reungoat, codirectrice du département de science politique de l'université de Montpellier, toutes ces structures ont pour point commun de vouloir «redonner à l’Etat-nation son pouvoir de prise de décision». Logiquement, ces formations attaquent sous différents angles la construction européenne et ses institutions supranationales.
Emmanuel Reungoat insiste malgré tout sur le fait que «derrière l'opposition à l’Union européenne et leur volonté de revenir à une échelle de gouvernance plus nationale, il y a des idées très différentes». Pour la chercheuse, il y aurait ainsi trois types de souverainisme :
- «Le souverainisme nationaliste», principalement incarné par le Rassemblement national. Il défend, selon elle, «un nationalisme identitaire, qui va défendre une vision du peuple basée sur une identité et une homogénéité culturelle fantasmée, qu’il faudrait protéger». Le parti utilise «tout le vocabulaire du terroir, de la tradition, de la nation au sens culturel».
- Face à celui-ci, on retrouverait des «souverainismes plus républicains, à l'image du mouvement chevènementiste des années 2000, qui va davantage se situer dans la défense des valeurs de la République». Le député chevènementiste du Mouvement des citoyens, Christian Hutin approuve cette définition : «Nous sommes des républicains de raison qui pensons que la République ne peut exister que s’il y a une nation.» Depuis 2017, La France insoumise semble monopoliser ce souverainisme-là, malgré son inclination vers la gauche sociétale.
- Enfin, Emmanuelle Reungoat observe «un souverainisme gaulliste, qu'a tenté de raviver Nicolas Dupont-Aignan dans les années 2000, même s'il s'est, depuis, un peu radicalisé». «Ce souverainisme a été très fort dans les années 80, notamment après l'appel de Cochin de Jacques Chirac en 1978 [très critique vis-à-vis de la construction européenne, évoquant par exemple "l’inféodation de la France"]», note-t-elle.
«On a donc plusieurs traditions françaises de souverainisme, avec des idéologies très différentes allant du nationalisme identitaire au républicanisme et à la défense de l’Etat plus social», poursuit-elle.
Ces différents souverainismes ne sont pas toujours opposés. Lors de l'élection présidentielle de 2002, le Pôle républicain a été une tentative d'unir les républicains de gauche et de droite. Son représentant, Jean-Pierre Chevènement, n'a toutefois pas réussi à transformer l'initiative politique en succès électoral, n'obtenant que 5,33% des voix, se positionnant à la sixième place. Une déception pour celui qui était pressenti médiatiquement comme le possible troisième homme de la présidentielle. Parmi ses anciens partisans, d'aucuns disent que sa campagne fut plombée à quelques mois du scrutin par sa rencontre, autour d'un dîner discret, avec le souverainiste de droite nationaliste Philippe de Villiers, dont une éventuelle alliance aurait été mal perçue chez les militants et, de fait, dans le potentiel électorat.
La critique à gauche de l’Union européenne peut être souverainiste mais elle est principalement basée sur l’antilibéralisme. Or, c’est quelque chose qui ne fait pas du tout consensus à droite
Après cette désillusion présidentielle, Jean-Pierre Chevènement tentera plusieurs ouvertures, comme avec le gaulliste Nicolas Dupont-Aignan, alors président de Debout la République (DLR). Aucune alliance ne pourra cependant être nouée pour des élections majeures entre son nouveau parti, le Mouvement républicain et citoyen (issu du Pôle républicain), et DLR. Au contraire, le MRC désavouera cette stratégie d'ouverture lors de son congrès de 2015.
Un clivage gauche–droite toujours prégnant
Pour Emmanuelle Reungoat, il y a de fait une véritable «difficulté» pour les forces politiques eurocritiques à dépasser le clivage gauche–droite : «La critique à gauche de l’Union européenne peut être souverainiste mais elle est principalement basée sur l’antilibéralisme. Or, c’est quelque chose qui ne fait pas du tout consensus à droite. Nicolas Dupont-Aignan n'est pas quelqu’un qui va mettre en avant son antilibéralisme ou son anticapitalisme parce que ce n’est pas dans son vocabulaire.»
Pourtant, à lire le programme présidentiel de Nicolas Dupont-Aignan en 2012 et celui de Jean-Pierre Chevènement en 2002, hormis éventuellement sur l'immigration, les différences sont infimes. Le rapprochement aurait pu être une hypothèse envisageable.
Néanmoins, la culture politique au sein des partis est aussi essentielle pour comprendre l'absence d'accord. «Le clivage gauche–droite a résisté à une lecture de l’espace politique en termes de pro–anti-Union européenne ou de libéraux–anti-libéraux, ou de progressistes contre nationalistes», constate Emmanuelle Reungoat.
Cette culture se traduit également dans la composition des organisations politiques. «Derrière les machines partisanes, les discours des leaders, les militants de gauche, comme ceux de La France insoumise, ne sont pas du tout les mêmes militants que ceux du Rassemblement national ou de Nicolas Dupont-Aignan», argumente la maître de conférence en science politique. «Ce sont des gens socialement différents qui n’ont pas la même culture politique, pour qui ce serait d’ailleurs totalement impensable de s’allier», précise-t-elle.
Les sensibilités politiques peuvent en outre se confronter sur des points programmatiques, jugés essentiels, empêchant ces rapprochements : L'Union populaire républicaine (UPR) estime qu'aucune coalition n'est possible avec des formations ne privilégiant pas le Frexit ; la droite gaulliste juge pour sa part qu'il serait dangereux de sortir de l'euro ; le MRC ne voit d'alliance qu'avec les partis de gauche ; le Rassemblement national considère la lutte contre l'immigration et la protection de l'identité comme deux éléments cardinaux, etc.
La querelle des ego
Emmanuelle Reungoat – par ailleurs auteur de la publication Les difficultés d'implantation d'un parti souverainiste en France – pointe du doigt une cause supplémentaire de la division de ces mouvements : «Il y a aussi un poids des ego et des institutions. Quand on crée un parti, il y a tout un ensemble de gens qui en vivent ou dont c’est devenu le sens de l’existence. Et ce n’est pas grandiloquent de dire cela.»
«Le mouvement souverainiste a été organisé en grande partie sur des entreprises partisanes personnelles emmenées par un leader charismatique pour qui c’est compliqué de partager le pouvoir», soutient-elle. «L'un des obstacles, c'est qu'il y ait effectivement un certain nombre de petites organisations, avec des petits présidents, des petits patrons», confirme Dominique Jamet, l'ancien bras droit de Nicolas Dupont-Aignan et fondateur de l'Unité nationale citoyenne (UNC) – un parti souhaitant le rassemblement des souverainistes et créé par des dissidents de Debout la France, refusant l'accord électoral avec le Front national au second tour de l'élection présidentielle de 2017.
Cette concurrence de leadership s'est en particulier manifesté à la fin des années 90 avec le Rassemblement pour la France (RPF), autour du gaulliste Charles Pasqua et de Philippe De Villers. Une alliance souverainiste qui, sur le papier, «était la plus prometteuse» pour Emmanuelle Reungoat : «A l’élection européenne de 1999, leur liste bat celle du RPR qui était menée, pour l’anecdote, par Nicolas Sarkozy. Le RPF devient donc le premier parti de droite française au Parlement européen. Et au bout d’un an d'existence, l’alliance explose.»
Elle évoque notamment la divergence idéologique profonde, à l'époque, entre le mouvement villiériste, davantage «catholique, traditionaliste et nationaliste/identitaire – même si celui-ci était moins fort qu'au sein du Front national», et le courant gaulliste.
Actuellement, le fait que Nicolas Dupont-Aignan – identifié comme un gaulliste – «se radicalise» et accepte la ligne identitaire, peut contribuer, dans cette logique, à empêcher une passerelle avec les gaullistes sociaux ou les républicains de gauche.
Des souverainistes encore dépendants des grands partis ?
De nombreux leaders sont aussi prisonniers de leur volonté de vivre de la politique, les rendant dépendant des grands partis de leur bord politique. Nicolas Dupont-Aignan est presque une exception. S'il a été étiqueté RPR lors de sa victoire lors des municipales à Yerres en 1995, il a réussi à se détacher du parti de la droite dès 2007 pour enchaîner les victoires locales, tant lors des municipales que lors des législatives. Pourtant, l'UMP a bien tenté de lui mettre, parfois, un candidat en face de lui.
En revanche, d'autres responsables comme Jean-Pierre Chevènement ou Philippe De Villiers ont, quant à eux, noué des accords selon les élections, respectivement avec le PS et l'UMP, afin d'assurer des strapontins pour leur parti, évitant ainsi une confrontation avec un candidat socialiste ou de droite modérée.
Ils ont eu le culot de sortir de leur parti et de lancer leur propre entreprise politique en pensant qu’elle pouvait fonctionner
Egalement gaulliste, Julien Aubert a fondé pour sa part un courant au sein des Républicains, Oser la France. Il avoue pour sa part «avoir plus de convergences avec les républicains de l'autre bord» qu'avec ceux prônant «l'union des droites», comme Nicolas Dupont-Aignan. Dans cette perspective, Julien Aubert a d'ailleurs invité en mars 2019 l'ancien conseiller sur les questions internationales de La France insoumise, Djordje Kuzmanovic (président de République souveraine), pour l'assemblée générale de son mouvement. Toutefois, il confesse qu'il y a des «divergences sur les solutions», expliquant, d'ailleurs, que sa «mission n'est pas de faire exploser Les Républicains» – parti avec lequel il a été élu député depuis 2012.
«J'essaie plutôt que mon parti se rapproche de nos lignes car un grand parti qui porterait ces idées-là aurait plus de chances de les faire aboutir au pouvoir», assure-t-il. Rester dans le giron d'un grand parti peut être rassurant pour ces eurocritiques qui souhaitent faire carrière et perdurer en politique. L'autonomie est en effet un pari risqué. Manquent-ils dès lors de courage ? «Non», répond sans ambages Emmanuelle Reungoat.
Que ce soit Nicolas Dupont-Aignan, Philippe de Villiers, Charles Pasqua ou Jean-Pierre Chevènement, «ils ont eu le culot de sortir de leur parti et de lancer leur propre entreprise politique en pensant qu’elle pouvait fonctionner». «Pour le coup, il y a eu un vrai défi lancé à leurs anciens collègues et ex-partisans», déclare-t-elle en appuyant : «S’ils pouvaient y aller et taper plus fort, ils le feraient.» Par leur ligne trop clivante, ni La France insoumise, ni le Rassemblement national, ni Debout la France, c'est à dire les trois principales forces eurocritiques, ne semblent être en capacité d'organiser une coalition au-delà de tout clivage. Entre les deux rives, comme l'analyse l'élu du Nord Christian Hutin, «il y a un gouffre». Dès lors, quelle force légitime et consensuelle pourrait combler ce «gouffre» et réveiller le souverainisme ?
Bastien Gouly