France

Souverainisme : la gauche a-t-elle un problème avec la nation ?

Les partis situés à gauche ont-ils honte de défendre la souveraineté, la nation et la France ? Tant La France insoumise que le Parti communiste semblent peu à peu renoncer à cette idée. Et les gaullistes de gauche, pour leur part, peinent à exister.

De prime abord, le mot «souverainisme» semble plutôt se référer à la droite du spectre politique français. Pourtant, il existe bel et bien un souverainisme de gauche. Comme l'explique Emmanuelle Reungoat, maître de conférences en science politique à l'université de Montpellier, il est historiquement marqué par une critique «principalement basée sur l’antilibéralisme», tout en considérant que «le niveau de gouvernement pertinent, est le niveau national», avec des propositions démocratiques permettant une participation plus poussée du peuple.

Quels pourraient être les représentants de ce souverainisme de gauche ? Selon la chercheuse et auteur de l'Enquête sur les opposants à l'Europe, le Parti communiste français (PCF) aurait pu incarner ce souverainisme de gauche, car il préconisait la mise en place d'«un Etat social» : «Le PCF a été souverainiste pendant 30 ans jusqu’aux années 1990 avec une vision de la nation très liée à la Révolution française et à la mise en place d’un Etat social.» «Les deux notion étaient articulées», précise-t-elle.

Le PCF commence sa révolution idéologique au milieu des années 1990 avec l’arrivée de Robert Hue. Progressivement, le PCF va se détacher de son souverainisme

Mais le PCF a depuis changé de cap pour Emmanuelle Reungoat : «Le PCF commence sa révolution idéologique au milieu des années 1990 avec l’arrivée de Robert Hue. Progressivement, le PCF va se détacher de son souverainisme. A partir des années 2000, il transforme sa critique de l’Europe en passant d’une critique souverainiste à une critique plus internationaliste surtout très antilibérale.»

Et pour cause : après son départ du PCF, Robert Hue fonde un nouveau parti en 2009, le Mouvement des progressistes (MDP). L’ancien secrétaire général du Parti communiste appelle, dans une tribune en mars 2017, à voter dès le premier tour pour Emmanuel Macron.

Quant à l'actuel candidat communiste pour les européennes, Ian Brossat, l'Union européenne peut être une chance pour la France, sa sortie, une «folie». 

Il est également favorable à un budget de la zone euro, si celui-ci vise à «réaliser des investissements communs à nos pays dans un certain nombre de secteurs clés comme le ferroviaire».

Quant à la vision internationaliste de Ian Brossat, elle est particulièrement visible pour son attachement à accueillir sans réserve des migrants en France et en Europe.

Selon Emmanuelle Reungoat, la branche souverainiste du Parti communiste se retrouverait chez les «anciens cadres».

Dans les faits, la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon de 2017 a pu renouer le lien entre la gauche et l'idée assumée de défense d'une souveraineté nationale et populaire. Dans ce but, la création du mouvement de La France insoumise (LFI) a tenté de dépasser le clivage gauche–droite derrière l'ancien leader socialiste Jean-Luc Mélenchon. Par rapport à la campagne de 2012, le mot gauche a disparu du programme et des discours, remplacé par la nation et le peuple dans le verbe. Les drapeaux rouges et l'Internationale étaient également relégués, les drapeaux français et l'hymne national mis en avant. Avec 19,58% des voix, Jean-Luc Mélenchon échouait à un 1,8 point seulement d'une qualification pour le second tour. Il réalisait néanmoins près de 8,4 points de mieux qu'en 2011 (11,10% des suffrages).

La France insoumise, le souverainisme abandonné ?

Pourtant, depuis l'été 2018, La France insoumise change d'orientation. Un discours en juin 2018, lors du congrès du Parti de gauche, ouvre la brèche : Jean-Luc Mélenchon veut désormais avoir une hégémonie à gauche. Quitte à renier l'objectif de «fédérer le peuple», La France insoumise s'oriente progressivement vers la stratégie de l'union de la gauche... et donc d'une possible alliance avec les hamonistes.

Afin de mener à bien cette entreprise, plusieurs représentants de l'aile souverainiste vont se faire écarter ou être poussés vers la sortie. Trop patriotes ? Pas assez compatibles avec la gauche sociétale voire communautariste d'une Clémentine Autain ou d'une Danièle Obono et de Génération.s, le mouvement de Benoît Hamon ?

L'ancien conseiller de LFI pour les questions internationales, Djordje Kuzmanovic va être l'une des premières victimes de cette stratégie. Après une interview dans laquelle il dénonce «la bonne conscience de gauche» sur l'immigration, Djordje Kuzmanovic s'est vu désavoué publiquement par Jean-Luc Mélenchon. Autre cadre aussi banni du mouvement, le partisan de la ligne patriote au sein de LFI, François Cocq, s'est vu accusé pour sa part, par le député des Bouches-du-Rhône, d'être «un nationaliste», notamment après ses critiques sur l'évolution du mouvement.

Le conseiller régional LFI d'Auvergne-Rhône-Alpes Andréa Kotarac a clairement exprimé son opposition à la ligne LFI en appelant à voter le 14 mai pour le Rassemblement national aux européennes, la seule liste pour lui qui remettrait «du souverainisme». «On a oublié cette pensée souverainiste, républicaine, laïque», a encore déploré Andréa Kotarac sur BFMTV. Si la notoriété publique d'André Kotarac restait jusqu'ici plutôt faible, Jean-Luc Mélenchon a répondu à cette sortie en exprimant son «dégoût» : «Kotarac est le nom d'une boule puante de fin de campagne.»

Les signes ne manquent pas qui permettent de se faire une idée de la nouvelle stratégie des insoumis, comme la composition de leur liste pour la campagne aux européennes. La jeune tête de liste Manon Aubry fait figure de personnalité consensuelle pour satisfaire la gauche non souverainiste. Sergio Coronado, à la 14e place, est un ancien député d'Europe Ecologie Les Verts (EELV) : caution verte pour un parti qui a clairement misé sur l'écologie dans son discours européen ?

En sixième position se trouve l'ex-socialiste Emmanuel Maurel, qui a fondé la Gauche républicaine et socialiste afin d'unir la gauche en tendant la main à Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon. En sixième place, on retrouve Farida Amrani qui avait, lors de la législative partielle dans l'Essonne en novembre 2018, cherché à récolter un maximum de soutiens de plusieurs formations de gauche pour vaincre le candidat soutenu par la macronie, Francis Chouat – malgré cette union de la gauche, Farida Amrani a échoué au second tour.

France insoumise, Podemos : même combat, même échec ?

La France insoumise semble chercher à étoffer son électorat pour peser davantage sur la vie politique, quitte à renier ses idées fondamentales. Elle suit curieusement la trajectoire de son allié espagnol Podemos. Sous l’impulsion d'Inigo Errejon et de Juan Carlos Monedero, Podemos s'était constitué en 2014 autour d'une lutte politique transversale de défense du peuple, ni de gauche ni de droite, afin de contester le modèle économique libéral. Quelques succès électoraux plus tard (notamment aux municipales de Madrid et de Barcelone), Podemos avait finalement opté pour la stratégie de l'union de la gauche : les dernières élections générales ont vu la coalition menée par Podemos reculer en nombre de voix. LFI risque-t-elle également de perdre des électeurs ? Les sondages pour l'élection de mai 2019 sont pour l'heure peu flatteurs : ses intentions de vote oscillent aux alentours de 9%.

Sur la question européenne, La France insoumise semble quelque peu tergiverser pour lisser son discours, au risque de le brouiller. Le «plan A/plan B» du programme présidentiel de 2017 était, selon l'explication de Jean-Luc Mélenchon, une sorte d'ultimatum. L'Europe ne pouvant se passer de la France, le leader insoumis menaçait d'une éventuelle sortie de l'UE en cas de désaccords sur une refonte des traités.

Désormais, cette idée semble avoir perdu de sa force, Jean-Luc Mélenchon évoquant parfois une «désobéissance» des traités, parfois une sortie de ceux-ci. Cherchant certainement à préserver l'aile souverainiste, l'élu de Marseille répète également à l'envi qu'il souhaite une sortie de l'OTAN.

Devenu autonome avec son nouveau parti, République souveraine, Djordje Kuzmanovic compte bien récupérer les voix de ces souverainistes «orphelins», ne se sentant plus représentés ni au sein de La France insoumise, ni au sein du Rassemblement national – qui, selon lui, «change régulièrement sa ligne politique [et défend désormais] l'Europe et l'euro». Ces souverainistes perdus seraient séduits par un discours fort tant sur la nation que sur les questions sociales. «Cela présuppose que chacun [à gauche] accepte que les politiques et gouvernements de gauche ont trahi les intérêts du peuple pendant les 30 dernières années et que ceux de droite acceptent qu'ils ont trahi les intérêts de la nation en appliquant des politiques néolibérales voulues par l'Union européenne», assure-t-il.

Le chevènementisme, en voie de lente disparition ?

Si Djordje Kuzmanovic prône un rassemblement au-dessus des clivages, l'initiative n'est pas originale venant de la gauche. Lors de la campagne présidentielle de 2002, Jean-Pierre Chevènement, lui aussi venu de ce bord, se présentait comme l'«l'homme de la nation», au-dessus des clivages partisans. Pourfendeur du traité de Maastricht ou de l'Acte unique, Jean-Pierre Chevènement réveillait au début des années 2000 la fibre gaulliste au sein de la gauche.

«Ce qu’avait fait Jean-Pierre Chevènement lors de sa campagne présidentielle, s’appelait le Pôle républicain : dans le même meeting nous avions un grand leader de la CGT, et, en même temps, l’ancien aide de camp du Général de Gaulle», se remémore le député Mouvement des citoyens (MDC), Christian Hutin. «C'était ce que moi j’appelle, la réalité française, en défendant à la fois la sécurité sociale, à la fois l’industrie, à la fois le social», ajoute l'élu du Nord.

Cette gauche, Jean-Pierre Chevènement ne l'a jamais voulue antigaulliste. L'amalgame gauche–gaullisme, Jean-Pierre Chevènement l'a entretenu durant sa carrière politique. Opposé au traité constitutionnel lors du référendum de 2005, l'ancien ministre n'hésite pas, encore, à cultiver l'image d'un gaulliste de gauche lorsque, dans une interview en 2016 pour Valeurs actuelles, il assure être «plus gaulliste que mitterrandien».

Que reste-t-il alors du chevènementisme en 2019 ? Force est de constater que le nombre des parlementaires issus des mouvements politiques créés par Jean-Pierre Chevènement, depuis son départ du PS en 1993, se réduisent comme peau de chagrin. En 2012, il n'y avait que trois députés étiquetés Mouvement républicain et citoyen (MRC), parti créé sous l'impulsion de Jean-Pierre Chevènement. En 2019, il ne reste plus qu'un seul député, Christian Hutin, et une sénatrice, Sabine Van Heghe.

Je pense que tout le monde a été et/ou sera chevènementiste, parce que son analyse est encore particulièrement écoutée

Après un conflit idéologique interne au MRC, que Jean-Pierre Chevènement a quitté en 2015, ces deux parlementaires se présentent désormais comme membres du Mouvement des citoyens, du nom du premier parti créé par Jean-Pierre Chevènement en 1993. Dernier chevènementiste de l'Assemblée, Christian Hutin en plaisante presque lorsqu'il se définit auprès de RT France comme «le dernier des Mohicans» à l'hémicycle. Il se satisfait tout de même de voir que «bon nombre de gens reprennent leurs idées» : «Il y a un vieil adage qui dit que tout le monde a été et/ou sera gaulliste. Et je pense que tout le monde a été et/ou sera chevènementiste, parce que son analyse est encore particulièrement écoutée.»

En effet, de gauche à droite, la figure du «Che» – comme il est parfois surnommé dans ses cercles d'amis – est particulièrement reprise. Florian Philippot se targue régulièrement d'avoir été un militant chevènementiste durant sa jeunesse. La présidente de région Ile-de-France Les Républicains Valérie Pécresse précise en 2016 qu'elle est «chevènementiste à fond sur les questions de solidarité gouvernementale». L'ex-député PS Arnaud Montebourg se sent proche de lui sur les questions liées à «la sécurité», etc.

Néanmoins, à gauche, la revendication des intérêts nationaux au-dessus des clivages et la critique sans concession de la construction européenne semblent ne pas être une priorité. «A une époque, la gauche républicaine acceptait, en son sein, des divergences d’opinion en particulier sur le sujet de l'Union européenne. C’est beaucoup plus compliqué aujourd’hui, il y a une forme d’étouffement», constate Christian Hutin qui parle de «gouffre» politique entre la France insoumise et le Rassemblement national.

Le député précise que l'ambition du MDC nouvellement créé est claire : il souhaite «une union de la gauche telle qu’elle a pu exister avec François Mitterrand et Jean-Pierre Chevènement». Et le chevènementiste de voir le MDC tel un «trapèze sur le voilier de la gauche l'empêchant de couler». Christian Hutin veut remettre un peu de France dans la gauche : «La France est un petit pays mais qui compte beaucoup dans le monde pour son côté universel, son indépendance. On entend encore régulièrement la Marseillaise dans beau nombre de pays. On l’a encore entendue au Venezuela, il n’y a pas longtemps.» L'ancien maire de Saint-Pol-sur-Mer estime représenter un souverainisme des «républicains de la raison».

Il regrette malgré tout la difficulté de converger avec la gauche «un peu plus poussée» de Jean-Luc Mélenchon au sein de La France insoumise qui incarnerait, pour lui, «un souverainisme populaire». Le changement de cap chez les insoumis rend la tâche certainement plus délicate. Outre Jean-Luc Mélenchon, l'autre figure possiblement rassembleuse, Jean-Pierre Chevènement, a quitté le terrain électoral depuis plus de dix ans, laissant la gauche républicaine (le «Che» n'apprécie pas l'épithète souverainiste) exsangue, sans femme ou homme providentiel pour la représenter. Politiquement, le souverainisme de gauche semble vivre la période la plus difficile de son histoire.

Bastien Gouly

Lire aussi : Aux européennes, La France insoumise veut «donner une claque» à Macron