Le Défenseur des droits a rendu une décision le 2 avril qui n'a pas encore été rendue publique, mais à laquelle RT France a eu accès. Les services de Jacques Toubon ont constaté «que des ordres et consignes discriminatoires enjoignant de procéder à des contrôles d'identité de "bandes de noirs et nord-africains dans un secteur défini, et à des évictions systématiques de "SDF et de ROMS" ont été diffusés dans tout» un arrondissement parisien.
De ce fait, l'autorité administrative indépendante «recommande» au ministère de l'Intérieur de «sensibiliser les fonctionnaires de police» du commissariat concerné «aux critères légaux de discrimination et aux stéréotypes pouvant conduire [...] à des pratiques discriminatoires».
Par ailleurs, le Défenseur des droits «demande» à Beauvau de saisir l'Inspection générale de la police nationale (IGPN) et l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) afin que ces services réalisent une inspection de «l'ensemble des commissariats parisiens» et évaluent «l'étendue des pratiques d'éviction discriminatoires». Le Défenseur des droits informe par cette même décision que le garde des Sceaux, le ministre de l'Intérieur et le nouveau Préfet de police de Paris, Didier Lallement «disposent d'un délai de deux mois pour faire connaître les suites qu'ils donneront à ces recommandations, ainsi qu'à la mission d'inspection».
Le terme "évincer" peut être mis sur le compte d'une maladresse
En clair, les services de Jacques Toubon font le nécessaire pour que cesse une pratique qui avait déjà été épinglée par le passé à Paris : le contrôle au faciès dans au moins un, puis deux arrondissements cossus de la capitale. En l'occurrence, en avril 2014, une note interne au commissariat parisien du VIe arrondissement de Paris préconisait «d'évincer systématiquement» les Roms de l'arrondissement et la directive illégale avait provoqué des remous qui avaient fini par s'étaler dans la presse.
Mais la préfecture de Paris avait prestement réagi pour débrancher l'affaire par la voix du directeur de cabinet du préfet de police de Paris, Laurent Nunez, actuellement secrétaire d'Etat auprès du ministre de l'Intérieur. Le bras droit actuel de Christophe Castaner avait alors expliqué que le document qui avait fuité dans la presse visait «à relayer les instructions données aux effectifs de police» et que «le terme "évincer" [pouvait] être mis sur le compte d'une maladresse.»
Manifestement, les services du Défenseur des droits n'ont pas oublié ce précédent et ont glissé quelques allusions sémantiques dans leur décision qui y font directement référence, notamment ce terme d'«éviction systématique». Par ailleurs, il est fait mention dans la décision de l'autorité à une période allant de 2012 à 2018 pour l'arrondissement concerné. Il s'agit en réalité du IVe arrondissement de Paris, ainsi que l'a confié à RT France le policier à l'origine de ces révélations, Eric Roman, secrétaire national du syndicat France Police - Policiers en colère.
Ce dernier affirme que sa carrière a été engloutie par ce dossier après qu'il a refusé de faire appliquer ces ordres illégaux dans son unité alors qu'il travaillait dans ce commissariat : «Cela m'a valu plus de six ans de harcèlement à mon encontre», précise le fonctionnaire de police. Ayant prioritairement essayé de faire remonter ce problème au sein de sa hiérarchie et n'ayant donc pas prévenu la presse en premier lieu, le Défenseur des droits a rappelé à Eric Roman qu'il n'était pas couvert par le statut de lanceur d'alerte. Mais la machine était lancée et c'en est presque devenu une croisade pour lui : «Je fais cela pour protéger et le peuple français et pour que mes collègues n'aient pas à obéir à des ordres illégaux. Les gardiens n'ont pas à payer pour les donneurs d'ordre.»
Les ordres en question sont reproduits dans la décision du Défenseur des droits. Le 25 septembre 2012, un message de la hiérarchie policière évoque «des bandes de noirs et nord-africains qui traînent sur le X., c'est visible», puis le message préconise : «on peut les taper au contrôle, prendre les descriptions et identités, ce serait un plus pour les éventuelles procédures ultérieures.»
Si quelqu'un se met à broyer des documents dans un commissariat, ce sera qualifiable au pénal
Entre ces ordres de service et le profilage ethnique, la frontière paraît très fine. Evoquant des «maladresses de rédaction», le commissariat visiblement interrogé par les services du Défenseur des droits fait valoir, selon ce même document, que ce type de pratiques n'a plus cours dans l'arrondissement et admet que les termes maladroits ont été rédigés «en total irrespect des principes essentiels de la déontologie et de l'image de l'institution policière». Mais le Défenseur des droits ne se satisfait pas de cette réponse et précise que «la responsabilité de l'auteur» de ces consignes n'a pas été dénoncée, avant d'asséner : «Une telle injonction caractérise en effet une faute lourde au regard des textes précités et, par conséquent, est illégale.»
Et l'illégalité se poursuit en mentions de service. De retour de patrouille, les fonctionnaires rendent compte à leur hiérarchie et font état des contrôles effectués, ainsi qu'il est possible de le lire dans la décision rendue par le Défenseur des droits, en page 11 : «9 mai 2016, événements marquants secteur 1 : 15 Roms évincés [...] ; secteur 2 : 2 SDF évincés - 20 janvier 2017, sur secteur 3 : éviction des SDF et des ROMS [...] 16h à 16h30 : intervention pour éviction de 2 Roms se livrant à la mendicité avec leurs deux enfants en bas âge.»
A en croire le document rendu par le Défenseur des droits et prochainement publié sur son site Internet, cette situation aurait duré de 2012 à 2018. Ainsi, selon une estimation du policier qui a dévoilé l'affaire, Eric Roman, qui se livre à un rapide calcul, ces consignes ont pu mener à environ 25 000 contrôles abusifs en six années. Le policier syndicaliste précise que trois préfets de police de Paris successifs pourraient être concernés par cette affaire et espère que les récents changements radicaux de hiérarchie à la Préfecture de police de la capitale permettront de mettre un terme à ces pratiques.
En effet, si les autorités souhaitaient changer de stratégie et ne plus charger les «maladresses» réelles ou imaginaires de fonctionnaires subalternes, elles pourraient cette fois charger, à bon compte, leurs prédécesseurs... Le duo de Beauvau, formé par Christophe Castaner et Laurent Nunez, prendra-t-il toute la mesure de cette affaire ? L'enquête conjointe de l'IGPN et de l'IGAS aura-t-elle lieu ? Les pratiques changeront-elles en conséquence ? Serein, Eric Roman analyse : «L'enquête va avoir lieu dans lieu dans tous les commissariats de Paris et de petite couronne. Ils vont tout ressortir... Si quelqu'un se met à broyer des documents dans un commissariat, ce sera qualifiable au pénal.»