France

Des «fausses informations» à la «manipulation de l'information»: le gouvernement change de stratégie

L'inconfort de LREM et du gouvernement est manifeste : la loi française est déjà dotée d'un arsenal pour lutter contre les fausses informations et garantir la liberté de la presse. Interrogés par RT, sémiologues et juristes se disent sceptiques.

L'Assemblée nationale se penche le 30 mai sur une proposition de loi organique portée par Richard Ferrand, chef de groupe de La République en marche (LREM), le parti présidentiel, après que Françoise Nyssen, ministre de la Culture lui a laissé la main sur ce dossier.

Ce changement de main sur le dossier s'accompagne également d'un changement d'appellation : les «fausses informations» ont laissé la place à la «manipulation de l'information», après un amendement déposé en commission par Bruno Studer le 23 mai, lui-même rapporteur du texte. Un élément de langage qui rappelle l'intitulé d'une conférence qui s'était tenue au ministère des Affaires étrangères le 4 avril à Paris en présence de Jean-Yves Le Drian et de Françoise Nyssen : «Les démocraties face aux manipulations de l'information». Le ministre français des Affaires étrangères y appelait à lutter contre le «fléau» de la désinformation et citait expressément «Russia Today ou Sputnik» qu'il qualifiait d'«organes et plateformes de propagande d'une ère nouvelle».

Il y aura dorénavant de bons et de mauvais médias

Contactée par RT France, Marie-France Chambat-Houillon, maître de conférence en sémiologie audiovisuelle à l'université Paris 3 Sorbonne-Nouvelle estime que ce glissement sémantique entre «fausses informations» et «manipulation de l'information» laisse à penser qu'il y aura dorénavant «de bons et de mauvais médias», précise que «le fait n'est pas une information, la construction d'une information est bien plus compliquée que cela» et, évoquant le journalisme d'opinion, les enquêtes, la satire, elle s'interroge : «Voulons-nous uniquement un journalisme de faits ?» L'universitaire analyse aussi : «Ce glissement sémantique mène également à identifier des acteurs.» Comme RT France, par exemple ?

Le citoyen français ne peut-il démêler lui-même le vrai du faux ?

Le 4 avril, Jean-Yves Le Drian semblait pourtant reconnaître en creux que, en matière de fausses informations, force était de constater que chez RT France, les informations étaient conformes à l'éthique journalistique fondamentale. Le ministre des Affaires étrangères évoquait donc des médias qui, sans produire de fausses nouvelles, ont des «stratégies plus sophistiquées qui consistent à créer une source d'information qui s'avère fiable dans la quasi-totalité des cas [...] afin de crédibiliser le moment venu une fausse nouvelle».

Marie-France Chambat-Houillon préfère quant à elle pointer l'usage des médias numériques : «Les nouveaux médias participent de l'accélération de l'information et le numérique fait que nous sommes tous des accélérateurs. Le public est vecteur de ce partage.»

Les sémiologues auraient préféré de l'éducation plutôt que l'interdiction

Analyste des médias, maître de conférences en sémiologie à l'université d'Avignon et prodigue de bons conseils sur sa chaîne YouTube, Virginie Spies estime que le parti présidentiel veut sortir de l'appellation de fausses informations parce que ce «terme à la mode est dangereux» et rappelle que la version anglaise de ce terme, «fake news», a surtout été popularisée aux Etats-Unis par Donald Trump. Interrogée sur la possibilité d'appliquer la nouvelle loi organique proposée par le parti présidentiel, la sémiologue doute: «pas évident...». Et elle ajoute : «Il va falloir de très bons sémiologues pour analyser les nouvelles en question [...] sans un travail d'éducation aux médias, ça ne fonctionnera pas.» Selon elle, «il faut apprendre dès le plus jeune âge à domestiquer l'information, mais sans interdire l'accès, car l'interdiction est source d'envie.»

Avant de vous accorder une interview, j'ai bien réfléchi

Les procès d'intention à l'encontre de RT France qui pourraient contribuer à jeter l'opprobre sur ce média n'ont-ils pas fait douter l'analyste des médias qu'elle est, avant d'accepter de répondre aux questions de RT France ? «La réputation, ça se travaille», assure-t-elle, concédant : «Effectivement, avant de vous accorder une interview, j'ai bien réfléchi, mais je préfère toujours communiquer. Il faut que tout citoyen parvienne à décoder lui-même les informations et, confronté à celles-ci, chacun doit s'interroger : Qui parle ? Qui écrit ? Faut-il se laisser conforter dans ses propres idées par certaines informations ? Il y a de très bons sites pour décrypter l'information et démêler le vrai du faux, notamment HoaxBuster

48h pour juger une information ? Les experts n'y croient pas

Fausses nouvelles, fausses informations, manipulations de l'information ? Un terrain glissant donc, pour la classe politique, comme pour les chercheurs. Ou du moins, «une forme d'inconfort vis-à-vis de ce concept que personne ne parvient vraiment à cerner» comme l'avance pudiquement le journal Le Monde.

Concrètement, la proposition de loi organique portée par Richard Ferrand, qui vise exclusivement les périodes d'élections, prévoit principalement trois grandes mesures : la création d'une procédure judiciaire d'urgence (48 heures) pour limiter la propagation d'une information jugée fausse (déréférencement d'un site et blocage de l'accès à celui-ci), l'introduction d'obligations de transparence quant au financement des publicités politiques sur les réseaux sociaux et une extension des pouvoirs du CSA concernant les groupes de médias «pilotés par des Etats étrangers» telles que les avaient nommés Françoise Nyssen lors de sa présentation du projet de loi devant la commission des Affaires culturelles de l'Assemblée nationale le 22 mai.

La question de l'urgence et de la temporalité auxquelles serait confronté le juge saisi de la plainte d'un demandeur fait cependant hausser les sourcils des experts : l'arsenal juridique français en la matière, notamment l'article 27 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, ne suffisait-il pas ? Un juge pourra-t-il se faire sa religion sur une demande en si peu de temps ?

Le concept de manipulation de l'information est plus difficile à saisir que celui de la fausseté : c'est à la fois juridique et politique

Pour Nathalie Mallet-Poujol, chercheur au CNRS, docteur en droit et ancien avocat au barreau de Paris, la nouvelle loi «sera difficile à appliquer», mais elle précise que si «du point de vue des incriminations» le texte est déjà «suffisant», la nouvelle loi «n'y touche pas». La juriste estime que le nouveau texte «essaie de faire face à la diffusion numérique de l'information et sa viralité et qu'elle s'attache tout particulièrement à la procédure». Selon elle, «ce n'est pas inintéressant et cela peut contribuer à enrayer le phénomène. Mais c'est un puits sans fond.»

Sur la question de l'urgence de la procédure, Nathalie Mallet-Poujol se dit «sceptique sur la faisabilité de cette mesure de référé spécifique» :« Le juge sera-t-il en capacité de juger sous 48 heures de la véracité d'une information ?» Et elle rappelle que les preuves supposées seront apportées par «le demandeur», c'est-à-dire, la personne qui s'estime lésée par une fausse nouvelle : «Les débats sont souvent très complexes en la matière, il faut être certain de la fausseté de l'information. [...] Le concept de manipulation de l'information est plus difficile à saisir que celui de la fausseté : c'est à la fois juridique et politique. Du point de vue de la liberté de la presse, il faut être plus précautionneux.»

La juriste appelle cependant à un apaisement dans ce débat : «On peut se demander si cette loi sera efficace, ou même usitée [...], il n'y a pas de quoi être totalement ébouriffé par ce texte. D'ailleurs, il existe d'autres solutions que le droit : la déontologie des plateformes et l'éducation des citoyens, notamment. Le juriste, lui, fait ce qu'il peut pour essayer d'endiguer le phénomène.»

Antoine Boitel

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