«Au Monde, nous n’avons jamais renoncé à cette bataille des faits. Nous avons toujours considéré qu’une grande rédaction, alimentant à la fois un quotidien et un site généralistes, se devait chaque jour de révéler, de vérifier, de hiérarchiser et de mettre en perspective des informations.» Le ton est solennel. Dans un édito publié le 2 février, Jérôme Fenoglio, directeur du quotidien Le Monde, présentait le «Decodex».
Fruit du travail des «Décodeurs», rubrique du monde.fr chargée de «vérifier» la parole publique, il se veut un outil de référence pour aider l’internaute à choisir son information. Il a été financé par le fonds Google. Samuel Laurent, boss des «Décodeurs», évoque un montant compris entre 50 000 et 60 000 euros.
Sur la planète Monde, le label rouge n’est pas signe de qualité
Comment cela fonctionne ? Le «Decodex» est une sorte de boîte à outils numérique. Elle propose notamment un moteur de recherche ainsi qu’une extension pour navigateur. Le classement des sites se fait par couleurs : gris pour les sites collectifs, bleu pour les parodiques. En vert, comme avec les feux de circulation, vous pouvez y aller. On est sur du crédible. En orange, attention ! Il s’agit de publications «peu fiables ou très orientées». Le rouge est associé aux sites «pas du tout fiables, complotistes ou trompeurs».
Depuis son entrée en fonction, le quotidien vespéral fait face aux critiques. Il faut dire qu’en répertoriant environ 600 sites, difficile de contenter tout le monde. Que ce soit au niveau de la démarche en elle-même ou de la manière de classer les publications, le titre contrôlé par le trio Pierre Bergé - Xavier Niel - Matthieu Pigasse ne s’est pas fait que des amis.
BuzzFeed est tout pardonné
De nombreux observateurs se sont interrogés sur la manière dont Le Monde a classé les publications. «Dans ce travail, nous n’avons pas tenu compte de la nature des positionnements politiques ou idéologiques des sites, des pages ou des comptes sur les réseaux sociaux étudiés. Notre seul critère a été leur respect des règles journalistiques (croisement des sources, vérification, etc.)», a affirmé Samuel Laurent.
Pourtant, à y regarder de plus près, certains «labels» ont de quoi étonner. Ce qui n’est pas surprenant, c’est la couleur verte qui est associée à l’écrasante majorité de la presse mainstream française et étrangère. Pour L’Obs, Libération, L’Express, CNN, la BBC ou… Le Monde, que les internautes se rassurent, «Les Décodeurs» ont donné leur blanc-seing.
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Mais qu’est-ce qui fait donc virer un site au orange ? Dans les griefs retenus par «Les Décodeurs», on trouve le qualificatif «militant». Visiblement, le quotidien vespéral rejette cet adjectif et peu importe s’il est régulièrement accusé de complaisance vis à vis de l’Occident et de l’OTAN. En mars 2015, lors de la visite du secrétaire général de l’Alliance, le Norvégien Jens Stoltenberg, une journaliste du Monde s’était livrée à une interview qui avait fait des émules tant les questions qu’elles avaient posé étaient défavorables à Moscou.
En septembre de la même année, Le Monde publiait un graphique censé démontrer la répartition des victimes du conflit syrien. Le travail du quotidien faisait apparaître une majorité écrasante de morts imputables au gouvernement de Bachar el-Assad, bien plus que l'Etat islamique. Hors les données provenaient du Réseau syrien des droits de l'homme (RSDH). Un organisme connu pour son positionnement anti-Assad et financé, selon plusieurs médias, par l'Occident. Fadel Abdoul Ghany, président du RSDH, avoue d'ailleurs ne pas comptabiliser le nombre de victimes dans les rangs des pro-Assad. Ce qu’a reconnu à demi-mots le journaliste Nicolas Hénin : «Le président du RSDH admet avoir très peu d’information sur les pertes dans les rangs du régime.»
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Mais il y a bien plus surprenant. Ainsi, L’Humanité, «quotidien d'information généraliste, ancien organe central du Parti communiste français, classé politiquement à la gauche de la gauche» selon «Decodex» bénéficie du bon code couleur. Le journal ne serait donc pas «militant». Sur les réseaux sociaux, les réactions ne se sont pas faites attendre.
RT France s'est vu classé dans la catégorie orange. Si Le Monde admet que notre média «peut présenter des enquêtes de qualité», il nous reproche notre «biais» pro-russe. Une tare que la chaîne qatarie Al Jazeera ne s'est pas vue reprochée. Appartenant au gouvernement de Doha, cette dernière a passé le test haut la main et a gagné sa pastille verte. Elle se retrouve pourtant régulièrement au cœur de polémiques. D’après le média suisse RTS, «dans le monde arabe, on l'accuse carrément de flirter avec les idées des djihadistes du groupe Etat islamique (EI)». Cette différence de traitement entre RT France et la chaîne qatarie n’a pas manqué de faire réagir sur la toile. Certains internautes ont parlé d’un manque de «crédibilité» de l’outil du quotidien parisien.
Buzzfeed, à l’instar d’Al Jazeera, a obtenu la faveur du Monde. Le 10 janvier, la version américaine du site prenait une décision à l’éthique journalistique douteuse. Alors que CNN (elle aussi classée en vert) rendait public l’existence d’un rapport compromettant sur Donald Trump sans en publier le contenu arguant que ses journalistes n’avaient pu vérifier les informations, BuzzFeed a fait le pari inverse en mettant en ligne les 35 pages dans la foulée des révélations de sa consœur.
Pourtant, Ben Smith, rédacteur en chef du site, soulignait que les allégations n’avaient pu être vérifiées. Sa décision lui a valu les foudres d’une bonne partie de la presse américaine. Mais après tout, pastille verte ou pas, Le Monde a couvert ses arrières en précisant que ces sites sont «en principe plutôt fiables». Personne n’est à l’abri d’une boulette.
Orwell 2.0 ?
Au-delà des bons points distribués, c’est la démarche en elle-même qui interpelle anonymes et personnalités. Dans un édito au vitriol, Elisabeth Lévy, fondatrice de Causeur, s’est interrogée sur la pertinence de ce projet : «C’est tout de même curieux. En général, les journalistes du Monde n’aiment pas du tout qu’on les accuse d’être des donneurs de leçon. Or, voilà qu’ils se proclament eux-mêmes arbitres des élégances morales de la profession. Au nom de quoi le service "Décodeurs" du Monde serait-il habilité à décerner des brevets de fiabilité ? N’y aurait-il pas un petit conflit d’intérêt dans le fait que Le Monde, qui est producteur d’information, soit aussi celui qui délivre l’AOC ?»
Même chose du côté de l’économiste Jacques Sapir. Celui dont le blog s’est vu coloré en orange par «Les Décodeurs» a confié son analyse du «Décodex» à RT. Il dénonce une démarche d’auto-promotion : «C'est typiquement une méthode utilisée par Le Monde pour se faire mousser et de la publicité. Si on veut effectivement avoir un site ou une extension qui répertorie et classe les différentes plateformes qui diffusent de l'information pourquoi pas, mais cela ne devrait pas venir d'une institution comme Le Monde qui est partie prenante de la blogosphère. C'est typiquement une méthode d'autopromotion et d’auto-publicité du quotidien.»
Il doute également de la pertinence de la démarche : «Face à cet outil, il y aura deux types de réactions. Soit le lecteur est convaincu par ce que dit Le Monde et de toutes les manières, il n'ira pas regarder ou s'informer sur les sites désignés. Soit il s'agit d'un lecteur méfiant naturellement [...] Ce lecteur-là va directement voir que Décodex est sponsorisé par Le Monde et qu'il correspond donc à ce que pensent les journalistes du Monde et que cet outil n'est pas formellement objectif.»
A l’instar de Philippe Béchade, collègue de Jacques Sapir au sein du collectif des Econoclastes, de nombreux internautes ont critiqué la trouvaille numérique du quotidien vespéral.
Le Monde en conquête
Le «Décodex» n’est qu’une des armes de la croisade du Monde contre les «fake news». Un peu dans la veine de ce qu’avait proposé le gouvernement en février 2016 et son site www.ontemanipule.fr, les journalistes du quotidien ont décidé de mettre à disposition de tous un «kit pour vérifier l’information».
Notamment destiné aux enseignants, le document contient «des conseils utiles, illustrés par des dessins, cas pratiques et exercices». La rédaction du Monde est ambitieuse, elle espère ainsi aider tout enseignant qui souhaite s’investir dans l’éducation aux médias en classe.
De là à voir des professeurs interroger leurs élèves à coup de «Pourquoi il est important de vérifier une information avant de la partager ?» ou distiller les «conseils pour reconnaître une théorie complotiste» de l’équipe «Des Décodeurs», il n’y a qu’un pas qu’il appartient à chaque enseignant de franchir.
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Les détracteurs du projet ne sont pas au bout de leurs peines à en croire les responsables du «Décodex» : «Nous n’allons évidemment pas en rester là. Nous souhaitons améliorer et compléter cet outil, en fonction de vos remarques et de vos critiques, et lui adjoindre d’autres fonctionnalités. Nous voulons aussi mobiliser une communauté d’internautes volontaires pour nous épauler. Nous travaillons également avec des chercheurs autour de la question de l’automatisation des vérifications, ce qui contribuera à enrichir notre outil.»
Le mot de la fin pour Jérôme Fenoglio : «Notre objectif n’est nullement d’orienter le débat public : nous souhaitons contribuer à le stimuler en le préservant mieux de ceux qui cherchent à l’étouffer par la prolifération de contenus fallacieux ou tendancieux. Notre démarche n’est ni mercantile ni hégémonique.» Nous voilà rassurés.
Reste que la tâche des journalistes du Monde s’annonce ardue. Le 2 février, La Croix publiait son baromètre annuel des médias. Leur crédibilité est en chute libre.