«La menace a atteint un niveau historiquement élevé», décrit sans fard la patronne de l'Office antistupéfiants (Ofast), Stéphanie Cherbonnier. «Aucun territoire n'est épargné.»
Nourri par une forte demande – cinq millions de consommateurs réguliers de cannabis, 600 000 de cocaïne, selon l'Office français des drogues et toxicomanies (OFDT) –, le marché national des stupéfiants produit un chiffre d'affaires annuel estimé à 3 milliards d'euros.
À la mi-novembre, la police avait recensé 315 faits d'homicides ou tentatives entre malfaiteurs liés aux narcotrafics, en hausse de 57% par rapport à la même période de 2022.
Rien qu'à Marseille (sud-est), la guerre que se livrent deux organisations criminelles concurrentes pour le contrôle du juteux marché de la drogue a fait depuis le 1er janvier 47 morts, pour l'essentiel des «petites mains du trafic».
D'autres villes sont gangrénées par cette violence : Nantes (ouest), Besançon (est), Toulouse (sud-ouest), Avignon (sud-est) ou Nîmes (sud) ont connu cette année leur lot de règlements de comptes.
Pour mener ce qu'il appelle «la mère de toutes les batailles», le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin n'a pourtant pas lésiné sur les moyens pour «pilonner» les points de deals et tenter de déstabiliser les trafics. Mais la tâche est titanesque.
«On a parfois l'impression de vider l'océan avec une petite cuillère», confie une enquêtrice basée en Normandie. «C'est frustrant parce que les personnes que l'on interpelle sont toujours très rapidement remplacées par d'autres petits soldats.»
240 000 personnes vivent du trafic en France
Selon les données de l'Ofast, 240 000 personnes vivent directement ou indirectement du trafic de stupéfiants en France, dont 21 000 à temps plein.
Les produits ont une forte rentabilité pour les organisations criminelles. «La cocaïne est achetée entre 28 000 et 30 000 euros le kilo et revendue entre 65 et 70 euros le gramme», détaille Stéphanie Cherbonnier.
Sur ce marché dynamique, alimenté par une «production en hausse» et une «forte demande diversifiée, notamment en produits de synthèse», la concurrence est féroce et justifie le recours à la force. «Il y a une volonté incontestable d'éliminer physiquement des concurrents», note le patron de l'Office central de lutte contre le crime organisé (OCLCO), Yann Sourisseau.
Autrefois, se souvient un enquêteur, les querelles de territoire se soldaient par «des tirs d'intimidation sur les façades d'immeubles» ou «à coups de pioche». Désormais, des commandos équipés d'armes de guerre n'hésitent plus à «rafaler» en pleine rue.
Ces mitraillages aveugles, loin des règlements de compte «à l'ancienne», ont fait augmenter le nombre des victimes collatérales.
30% des victimes ont moins de 20 ans
Les petits soldats de cette guerre meurtrière sont jeunes, eux aussi, qu'ils soient «chouffes» (guetteurs), «charbonneurs» (vendeurs) ou «charcleurs» (tueurs).
Sur les 450 victimes recensées en 2023 par la police, «30% ont moins de 20 ans», a récemment noté son directeur général, Frédéric Veaux. Et «20% des auteurs ont entre 16 et 19 ans», selon les statistiques de l'OCLCO.
Face aux narcotrafiquants, policiers, gendarmes, douaniers et magistrats bataillent pied à pied. En 2022, les saisies ont battu un nouveau record historique avec plus 157 tonnes interceptées, cannabis (128,6 tonnes) et cocaïne (27,7 tonnes) en tête. Mais elles ne concernent qu'une petite partie des volumes en circulation. «Les saisies augmentent mais ce n'est rien par rapport aux profits des narcotrafics», a récemment constaté la procureure de Paris, Laure Beccuau.
Sur le front des violences, 83 faits d'homicides et tentatives d'homicides ont été résolus en 2022, soit un taux d'élucidation de 30%, et 123 auteurs mis en examen et écroués, recense l'OCLCO.
L'an dernier, «8 000 armes ont été saisies, en hausse de 10% par rapport à 2021, dont 25% à l'occasion d'enquêtes sur le trafic de stupéfiants», ajoute Stéphanie Cherbonnier.
Mais le constat demeure : malgré une répression tous azimuts, les trafics n'en finissent pas de se développer, avec leur sinistre cortège de violences.
Coopération judiciaire
«Les politiques pénales même sévères ne dissuadent pas» les trafiquants, reconnaît la préfète de police du département des Bouches-du-Rhône (sud-est), Frédérique Camilleri. «Ils vont pour 30 ans en prison et ça ne les dissuade pas.»
Alors certains redoutent déjà de voir la situation déraper comme en Belgique ou aux Pays-Bas, où les mafias de la drogue corrompent, éliminent et n'hésitent plus à menacer des ministres... En septembre, une cinquantaine d'élus locaux ont exigé un «plan national et européen» contre les trafics qui gangrènent leurs quartiers. «Il est temps de briser cette spirale infernale de violences issue des trafics», ont-ils écrit dans une tribune publiée dans Le Monde.
Pêle-mêle, ils y préconisent «plus de moyens», une «politique de santé pérenne» pour faire «chuter la demande» ou de «s'attaquer pleinement au portefeuille des trafiquants».
Mais traquer les têtes des trafics bute sur l'écueil de la coopération judiciaire. «Les barons de la drogue [...] sont réfugiés dans un certain nombre de pays où les processus d'extradition sont aujourd'hui interrompus», a résumé la procureure de Paris, Laure Beccuau.
Au Maroc, en Algérie et surtout à Dubaï, ils blanchissent leur argent et continuent à gérer leurs réseaux. Même si, officiellement, les liens avec l'émirat se sont améliorés ces dernières années, les difficultés persistent. «La coopération policière fonctionne, le problème c'est après», déplore un haut magistrat parisien.
Avoirs et blanchiment
«Marcassin», «Le professeur», «Bison» : plusieurs têtes de réseau recherchées par la France ont été interpellées ces dernières années à Dubaï. Mais à ce jour, seules deux ont été extradées, Hakim Berrebouh et Moufide Bouchibi. D'autres ont été remises en liberté par la justice émiratie.
«La législation n'est pas la même à Dubaï. Ils ont un formalisme extrêmement rigoureux», avance Stéphanie Cherbonnier, qui espère beaucoup de l'arrivée en début d'année d'un magistrat français de liaison à Dubaï.
Magistrats et policiers plaident aussi pour renforcer la lutte contre les profits financiers générés par le trafic, contre leur blanchiment et la corruption, notamment en développant les saisies d'avoirs criminels. «Il faut continuer à s'attaquer aux carburants de la grande criminalité organisée», a résumé la procureure Beccuau.
À ceux qui réclament une légalisation de la vente du cannabis, Gérald Darmanin répond en pointant du doigt les usagers. «S'il n'y avait pas de consommateurs, répète le ministre, il n'y aurait pas de point de deal, il n'y aurait pas de règlement de comptes...»
Pas sûr que le message porte. Aujourd'hui, les autorités s'inquiètent d'une «explosion» du marché des drogues de synthèse, très demandées par des jeunes usagers en quête de taux de toxicité de plus en plus forts. Et elles surveillent l'émergence des opioïdes de synthèse.
«Les Américains ne cessent de nous prévenir : quand la France verra débarquer le fentanyl, ce sera autre chose !», anticipe déjà le magistrat François Antona, chef de la section chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Jirs) au parquet de Paris.
Sur le terrain, ceux qui luttent au quotidien contre le narcotrafic ne se bercent pas d'illusion. «C'est une guerre sans fin, il est clair que l'on n'arrêtera pas les trafics», résume l'enquêtrice normande, «mais c'est notre travail d'essayer de les perturber, parfois de les démanteler».