Une purge du langage venue d'outre-Atlantique ? Comme l'a signalé L'Express, Mattel, l'éditeur américain du Scrabble, célèbre jeu de société, entend retirer plusieurs dizaines de mots jugés offensants en raison de leur caractère raciste ou homophobe, tels que «boche», «chicano», «gogol», «goudou», «nègre», «poufiasse», «tantouse» ou encore «travelo».
La refonte des règles du jeu a commencé en 2021 avec l'ajout d'une ligne au manuel précisant que «sont exclus tous les mots constituant une incitation à la haine et à la discrimination», une consigne relativement vague. Mais le Scrabble est également pratiqué en compétition par près de 16 000 joueurs français, qui devraient également être concernés à partir de 2023. Selon les informations de L’Express, la nouvelle édition de L’Officiel du Scrabble (ODS), qui fixe la liste des mots autorisés par la Fédération internationale de Scrabble francophone (FISF), devrait en effet être caviardée d'une série de mots jugés offensants, malgré l'avis contraire de son comité rédactionnel.
Une liste de mots «sensibles» qui irrite les joueurs
Ces changements pour les championnats francophones découlent d'une politique déjà engagée aux Etats-Unis par Mattel, avec la suppression d'environ 200 mots jugés insultants ou discriminatoires dans la foulée des manifestations déclenchées par la mort de George Floyd en 2020. La décision suscite alors une «levée de boucliers de la part des joueurs», rappelle l'hebdomadaire, mais est appliquée.
Début 2022, les membres du comité de rédaction de l'ODS reçoivent une liste d'une centaine de mots «sensibles», établie à l'aide d’un linguiste spécialement recruté par l’entreprise, celle-ci ayant expliqué à L'Express être une «marque tournée vers la famille et consciente de l’impact des mots et de leurs évolutions». Cela justifie, selon elle, un réexamen de mots qui peuvent être utilisés «pour affaiblir, décourager et manquer de respect». Très large, en incluant des termes tels que «bimbo», cette première version irrite tant les rédacteurs de l'ODS que des membres de la fédération, qui pointent notamment le fait que ces mots, mêmes connotés, figurent dans le dictionnaire classique, ce qui semble contradictoire.
Après des négociations, la liste des mots supprimés a été ramenée à 62, selon L'Express, qui souligne que «la communauté francophone du Scrabble a fini par céder» à ces injonctions, en partie pour des raisons financières puisque la FISF, liée par des contrats à Mattel, n'aurait pas intérêt à contrarier l'entreprise.
«Des menottes aux mots», «purification morale » : plusieurs voix dénoncent une censure
La décision a néanmoins suscité l'incompréhension, voire la colère de joueurs, étonnés de voir des mots employés dans le langage courant ainsi censurés, comme le rapporte BFM TV. Interrogé sur la même chaîne au sujet de ces suppressions, Jean-Marie Rouart, membre de l'Académie française, a estimé «qu'il ne fallait pas se laisser envahir par la culture américaine» en cherchant à «purifier», pour des raisons morales ou à la demande de minorités, un certain nombre de mots. Selon ce partisan «d'une liberté totale du langage», retirer des insultes du stock utilisable est à la fois dangereux pour la richesse et la diversité de la langue française, et contre-productif. «La tolérance ne s'apprend pas en éliminant des mots», a-t-il plaidé.
«Ils mettent des menottes aux mots», a dénoncé le député européen Reconquête Gilbert Collard. «Est-ce que le mot "censure" compte double ?», a-t-il ironisé à propos de la manière de compter les points lors d'une partie.
Ce «nettoyage» controversé s'accompagne cependant de l'ajout de près d’un millier de mots à la neuvième édition de L’Officiel du Scrabble, d'après les chiffres de L'Express, qui relève que les mots «woke» et «wokisme», susceptibles d'apporter au joueur un nombre de points élevé grâce à la lettre «w», y feront leur entrée. L'influence de cette idéologie ou mouvance, particulièrement prégnante outre-Atlantique, dont les adeptes revendiquent une conscience éveillée en matière de «justice sociale» et «d'égalité raciale», inquiète en Europe, en particulier dans les rangs de la droite.