Une révélation sur l'utilisation de l'argent public au timing particulier, alors que le ministre de l'Economie Bruno Le Maire multiplie les alertes sur la situation budgétaire de la France, qui serait «à l'euro près». D'après des informations publiées par Le Monde le 29 septembre, Gérald Darmanin aurait, en 2019 – alors qu'il occupait le poste de ministre de l'Action et des Comptes publics – commandé un rapport afin d'évaluer la pertinence d'envoyer chaque année aux Français une facture fictive du coût des services publics dont ils bénéficient. Ledit rapport aurait été ensuite enterré, malgré une facture – bien réelle celle-ci – de près de 300 000 euros présentée par le cabinet de conseil américain Accenture, qui s'est retrouvé chargé de ce travail prospectif.
Comme le relate le quotidien, l'idée de Gérald Darmanin aurait germé dans la foulée du ras-le-bol fiscal exprimé à l'occasion du mouvement des Gilets jaunes, non seulement dans la rue et sur les ronds-points, mais aussi dans les cahiers de doléances du «grand débat national» lancé par Emmanuel Macron à l'époque, après les réductions fiscales consenties aux plus aisés au début du quinquennat. Le futur ministre de l'Intérieur se dit alors opposé à de nouvelles baisses d'impôt et annonce au Parisien, en février 2019, sa volonté de présenter aux Français une «simulation personnalisée» du «coût réel des services publics», afin que «chacun prenne conscience de la façon dont leurs impôts sont employés». Dans son esprit, la démarche devait permettre de faciliter le consentement à l'impôt.
Après validation de ce projet, Gérald Darmanin a confié selon Le Monde le dossier à la direction interministérielle à la transformation publique (DITP), en vue de calculer les coûts concrets pour l'Etat d'une école, d'un voyage en train ou encore d'un musée. L'initiative semble avoir été perçue comme «une mauvaise idée», d'après le témoignage d'un ancien agent de la DITP, qui aurait lancé l'avertissement suivant : «Si on calcule le coût de chaque service public, les gens vont par exemple s’apercevoir que l’Etat met plus d’argent dans les prépas parisiennes que dans les universités.»
Des «immersions» au contact des Français peu concluantes
Les fonctionnaires s'exécutent cependant mais, «faute de moyens et de compétences en interne», la DITP se serait trouvé contrainte de sous-traiter l'expérimentation à des consultants privés, en l'occurrence au cabinet américain Accenture. Les consultants, après avoir calculé par exemple le coût d’une année de scolarité d’un collégien dans les Ardennes, auraient ensuite organisé des «immersions» au contact du public dans le but de tester la réaction des Français face à ces chiffres. Ces dernières auraient été pour le moins mitigées, certains évoquant un «gaspillage» ou estimant que «l'Etat se fait rouler de payer autant par rapport au service [rendu]».
Après trois mois de travail, les consultants d’Accenture et la DITP en auraient conclu que la généralisation de la proposition de Gérald Darmanin ne permettrait pas d'améliorer le consentement à l’impôt, et qu'elle pourrait même s’avérer «politiquement sensible». Ils s'en seraient donc tenus à quelques recommandations, dont la refonte du site A quoi servent mes impôts, créé en 2018 avec le même objectif. «Mais ces suggestions resteront pour l’essentiel lettre morte, et la mission sera discrètement enterrée», selon le quotidien, qui précise n'avoir pas réussi à obtenir de réactions de Gérald Darmanin sur le sujet.
L'affaire ravive le souvenir des vives polémiques qui ont émaillé la campagne présidentielle autour du recours exponentiel de l'Etat à des cabinets de conseil privé. Les montants considérables versés à McKinsey, Accenture, Boston Consulting Group ou encore Capgemini avaient été épinglés par une commission d'enquête sénatoriale en mars, dans un rapport explosif qui avait décrit un «phénomène tentaculaire», tandis que le gouvernement avait tâché de justifier un recours «habituel et utile» à ces experts privés. Selon le rapport sénatorial, le cabinet Accenture avait par ailleurs été chargé, aux côtés du controversé cabinet McKinsey, d’évaluer la stratégie nationale de santé 2018-2022. «Initialement fixé à 484 320 euros, le coût de cette mission atteint finalement 1,2 million d’euros», avait relevé la commission parmi de nombreux autres exemples de dérapages des coûts.
Un texte «encadrant l'intervention des cabinets de conseil privés dans les politiques publiques» est inscrit à l'agenda du Sénat les 18 et 19 octobre, tandis que la Cour des comptes a également annoncé qu'elle allait se pencher sur le recours par l'Etat à ces organismes. En revanche, rapporte Le Figaro, la mission d'information sur ces entités privées annoncée début juillet par l'insoumis Eric Coquerel – président de la commission des Finances de l'Assemblée nationale – ne devrait être lancée que plus tard pour évaluer l'effet des réformes, les sénateurs ayant critiqué une démarche qui aurait fait doublon avec leur propre travail.