Economie

Paris met le cap vers un déficit de 3,4%, mais Bruxelles fermera les yeux

A cause de la double peine du CICE, puis des récentes mesures annoncées par le gouvernement et le président de la République, la France va finir l’année 2018 lanterne rouge de la rigueur budgétaire européenne. Mais Bruxelles ne sanctionnera pas.

Le budget de l’Etat français pour 2019 présentera vraisemblablement un déficit équivalent à 3,4% de son produit intérieur brut (PIB), contre 2,8 prévus. C’est Gérald Darmanin, ministre des Comptes publics, qui s’est chargé de préparer les esprits en l’annonçant le 11 décembre devant le Sénat. Grâce à une innovation dans la présentation de ces chiffres, le ministre des Comptes publics a même pu préciser que le déficit atteindrait 2,5% en 2019 et «3,4% en tenant compte de la bascule du Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE)».

Cette «bascule» désigne le report de charges sur 2019 des mesures du CICE au titre de 2018, dont le gouvernement évalue donc le poids à 0,9 points de PIB. Cette distinction à l’intérieur du budget entre le coût de cette «bascule» et l’ensemble des dépenses a essentiellement un but cosmétique : donner l’illusion que le déficit budgétaire est contenu sous la barre des 3% du PIB et attirer l’attention sur le caractère exceptionnel, non pas de la charge pour la collectivité du CICE (dont le gouvernement n’a prévu de supprimer que le nom en remplaçant le dispositif par des allègements de charges), mais seulement du doublement de cette charge en 2019.

Cette façon de présenter le budget masque une autre réalité : sans le double poids des dépenses fiscales en faveur des entreprises rassemblées dans la «bascule» du CICE et les allègements de charges pour 2019, le budget de l’Etat français pour cette même année aurait été en déficit de 1%, soit la moyenne de la zone euro, au lieu de 2,8% (avant coût des mesures d’apaisement décidées depuis).

La double peine budgétaire du CICE

Attention toutefois, cette présentation est purement théorique et comptable, et ne tient pas compte de ce que les experts appellent les «réactions des agents économiques». François Ecalle, ancien rapporteur général de la Cour des comptes sur la situation et les perspectives des finances publiques, nous explique : «Sans CICE ou allègements de charges, les entreprises seraient moins compétitives, embaucheraient moins, produiraient moins et le PIB serait plus faible. Le ratio déficit / PIB serait donc en réalité plus important, mais je ne saurai vous dire de combien.»

Personne ne le sait sans doute, car il apparaît évident que ce scénario n’a pas été envisagé par Bercy. Interrogé le 11 décembre sur BFMTV par Jean-Jacques Bourdin, le porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux, écartait toute remise en cause de cette niche fiscale qui creuse plus profondément le déficit budgétaire de la France et aggrave son endettement, en martelant : «La transformation du CICE en baisse de charges sociales n'a pas de raison d'être reportée.» Puis, lorsque le journaliste lui demandait s’il trouvait normal qu’une société comme Total bénéficie du CICE, Benjamin Griveaux bottait en touche : «Je ne suis pas là pour jouer les arbitres des élégances.»

En 2019, la moyenne des déficits budgétaires des Etats membres sera aux environ de 1%. La France de Macron devrait donc caracoler dans le peloton de queue, voire à la dernière place. Le 4 décembre dernier, Pierre Moscovici déclarait devant la Commission européenne : «2019 sera la première année depuis le lancement de l'euro qu'aucun pays n'aura un déficit au-dessus des 3%.» 

Il n'y a pas d'indulgence, ce sont nos règles et rien que nos règles

Raté. Mais, depuis, le commissaire européen aux affaires économiques a tenu à rassurer, dans une interview publiée le 12 décembre par le Parisien, en laissant entendre que la France ne serait pas sanctionnée par une mise en procédure de déficit excessif. Pierre Moscovici estime par exemple, à propos du dérapage probable du déficit français au-delà de 3% du PIB l'an prochain, que c'est «envisageable» de façon «limitée, temporaire et exceptionnelle».

Il précise que «le dépassement éventuel des 3% ne doit pas se prolonger sur deux années consécutives, ni excéder 3,5% sur un an». Parant à l’avance un reproche de favoritisme à l’égard de la France par rapport à l'Italie, dont le budget 2019 prévoyant un déficit à 2,4% a été rejeté par Bruxelles, le commissaire européen explique : «Il n'y a pas d'indulgence, ce sont nos règles et rien que nos règles.»

Un événement inhabituel hors du contrôle de l’Etat membre

Ces règles ne peuvent être que celles du Traité de l’Union européenne et, par extension, du Pacte de stabilité et de croissance, dont l’application est codifiée par un Vade Mecum d’un peu plus de 200 pages disponible uniquement en anglais et régulièrement mis à jour. Ce dossier, qui compile les usages et la jurisprudence, décrit «deux clauses d'exception concernant l'ouverture d'une procédure de déficit excessif» : lorsque «le déficit a diminué de manière substantielle et continue» – ce qui n’est pas le cas de la France – , ou lorsque que «le dépassement n'est qu'exceptionnel et temporaire et la valeur du déficit reste proche de 3% du PIB».

Mais surtout, en petits caractères, ce document précise qu’«un déficit supérieur à 3% du PIB est considéré comme exceptionnel s’il résulte soit (i) d’un événement inhabituel hors du contrôle de l’Etat membre et ayant un impact majeur sur ses finances publiques, ou (ii) d’un grave ralentissement économique.»

Et c’est là que le bât blesse, parce que l’on peut exclure un «grave ralentissement économique», la France et l’ensemble de l’Union européenne étant plutôt en phase de croissance, et parce qu’il sera difficile d’évaluer de façon indiscutable de quel «événement inhabituel hors du contrôle de l’Etat membre» résulte le déficit prévisible du budget. Pour le gouvernement, on l’a vu, cet «événement inhabituel» serait le doublement, en 2019, de la charge des dispositions fiscales au bénéfice des entreprises ; difficile de prétendre qu’il est «hors du contrôle».

Dans l’entrevue citée plus haut, Pierre Moscovici tente aussi de désamorcer l’inévitable polémique que devrait entraîner la mansuétude de la Commission européenne à l’égard de la France de Macron comparée à son inflexibilité face à l’Italie de Giuseppe Conte. En effet, dès le 11 décembre, le vice-Premier ministre italien Luigi Di Maio déclarait : «Si en France les règles sur le rapport déficit/PIB sont les mêmes que pour l'Italie, alors il est clair et évident que là aussi je m'attends à ce que la Commission ouvre une procédure [pour déficit excessif].»

Bonnet d'âne européen de la rigueur budgétaire

Un argument balayé le jour même par le commissaire européen, qui estime que la comparaison avec l'Italie est «tentante mais erronée, car les situations sont totalement différentes». Et il est vrai que non seulement le déficit budgétaire de la France est beaucoup plus élevé que celui de l’Italie, mais son déficit structurel, c’est-à-dire le déficit de l’Etat calculé hors impact de la conjoncture économique, est également plus important.

Pire encore, pendant les passes d’armes au Sénat sur le déficit budgétaire, l’Italie revoyait en douce sa copie pour présenter à Bruxelles un déficit ramené à 2,04% au lieu de 2,4%. Le représentant du nouveau monde et second cylindre du «moteur européen», selon la formule consacrée, finit ainsi l’année 2018 coiffé du bonnet d’âne de la rigueur budgétaire, derrière la Grèce, l’Italie le Portugal et probablement l'Espagne.

Jean-François Guélain

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