Chroniques

Pourquoi le monde arabe ne suit pas les Etats-Unis sur l'Ukraine ?

Afin de ne déplaire ni aux Russes ni aux Américains les pays arabes ont globalement répondu à l’invasion russe de l'Ukraine par la prudence, jouant sur une certaine forme de neutralité et un habile jeu d’équilibriste. Explications de Roland Lombardi.

Comme je le décris dans mon livre Poutine d’Arabie (VA Editions, 2020), la Russie a acquis ces dernières années une influence notable en Afrique ou encore au Maghreb et surtout au Moyen-Orient. Sa pénétration dans cette zone et dans tous les pays qui la composent est sans précédent historique. Notamment auprès de l’Entente Egypte - Emirats arabes unis - Arabie saoudite (contre l’Axe Turquie - Qatar et l’islam politique des Frères musulmans). Ainsi, les Arabes (comme les Israéliens d’ailleurs), à l’inverse des Occidentaux, étaient aux premières loges pour observer les Russes à l’œuvre en Syrie par exemple.

Ils se souviennent en effet que lors de l’intervention de Poutine en 2015, la plupart des «spécialistes» européens et américains annonçaient un fiasco et un «nouvel Afghanistan» pour l’armée russe dans la même hystérie collective qu’aujourd’hui… On a vu la suite ! De fait, les dirigeants de la région ont donc gardé la tête froide et n’ont pas cédé à l’émotion, la morale, l’hystérie générale anti-russe européenne par exemple. Pour eux, le "Poutine-bashing" ne sera jamais une analyse sérieuse. Prudents, ils préfèrent ainsi ne pas vendre la peau de l’ours russe avant de le voir à terre !

C’est dans ce contexte que les gouvernements arabes ont donc préféré ne pas se lancer dans une surenchère de condamnations ou de sanctions – pour leurs propres intérêts économiques et géostratégiques – misant plutôt, en dépit des incantations occidentales sur «l’enlisement russe en Ukraine», sur une victoire russe à terme, tant sur le plan tactique que politique. Assad devant sa survie à Moscou, la Syrie a été l’un des cinq pays à voter contre la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies condamnant l’invasion de l’Ukraine. Le soutien de Damas va encore plus loin, puisque selon Kiev et ses alliés, des milliers de mercenaires syriens se sont rendus sur le sol ukrainien, pour y combattre aux côtés des forces russes.

L’Algérie est le deuxième consommateur africain de blé et cinquième importateur mondial de céréales. Mais elle est surtout depuis 2015 le troisième importateur d’armes russes et reste donc fidèle à Moscou. Même du côté des Etats réputés comme proches de Washington, on observe une pareille inclinaison. Les Emirats arabes unis qui, assurant la présidence tournante du Conseil de sécurité des Nations unies, avaient obtenu l’ajout des houthis yéménites sur la liste des groupes terroristes, ont été refroidis par l’administration Biden qui s’empressa de retirer cette organisation de la liste noire dès son arrivée au pouvoir.

Le gel des livraisons d’armes américaines à Abou Dhabi au début du mandat du démocrate avait également été très mal vécu. Il n’en fallait pas plus pour rapprocher Mohammed ben Zayed de Poutine dont les relations n’ont cessé d’ailleurs de se renforcer depuis quelques années… La politique erratique de Biden semblant n’avoir pour seul objectif que de déconstruire celle pourtant réaliste et efficace de son prédécesseur au Moyen-Orient, a aussi poussé l’Arabie saoudite de Mohammed ben Salmane à ignorer les pressions de Washington dans sa croisade anti-russe. Après la reprise des pourparlers en vue d’un accord sur le nucléaire iranien, la nomination du Qatar comme allié majeur non membre de l’OTAN et enfin les accusations et les condamnations officielles des Démocrates qui persistent à considérer MBS comme un paria, à cause de l’affaire Khashoggi, la guerre en Ukraine aura donc été finalement une opportunité pour Riyad de punir à leur manière les Occidentaux.

En effet, jusqu’à ces derniers jours, les Saoudiens ont rejeté les demandes américaines d’augmenter leur production d’hydrocarbures (afin de faire baisser les prix). Jusqu’à récemment, le prince héritier prétextait, en guise d’argument, respecter l’entente de l’OPEP+Russie, scellée depuis 2017… Quant aux relations entre l’Egypte de Sissi et la Russie de Poutine, elles n’ont cessé, elles aussi, de se consolider depuis près de dix ans, tant sur les plans économique, commercial, militaire que géostratégique. Jusqu'en 2020, Moscou était le premier fournisseur d'armes de l'Egypte. 41% des importations militaires étaient d'origine russe.

La Russie a également fourni des fonds et des investissements pour le développement et la modernisation en cours du pays. Lors du début de l’invasion russe en Ukraine, Le Caire a donc poursuivi ses échanges avec la Russie, mais s’est prononcé (sous la pression des Occidentaux et surtout des Etats-Unis qui menacent l’Égypte justement pour ses achats de matériels militaires russes) en faveur de la résolution des Nations unies condamnant l’opération militaire de Moscou. Pour autant, Sissi s’est refusé, lui aussi, d’appliquer des sanctions économiques contre son grand partenaire russe, plus précieux qu’on ne le pense… Les profits intéressants liés à la hausse du prix du gaz (nouveaux gisements égyptiens en Méditerranée orientale) expliquent également cette posture. Les importations de blé également. L’Egypte est le premier importateur de cette céréale au monde. Et le deuxième client de la Russie. Or, même si ces dernières années les Egyptiens ont commencé à diversifier leurs fournisseurs, notamment avec la Roumanie en 2021, 50% de ses importations de blé viennent encore de Russie et 30% d'Ukraine. 

Les Occidentaux hors-jeu au Moyen-Orient 

On l’a vu, avant l’enjeu stratégique et diplomatique, c’est d’abord celui de leur sécurité et de leur dépendance alimentaire vis-à-vis de la Russie qui préoccupe tous les pays de la zone. Les pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient sont les plus grands importateurs mondiaux de céréales et surtout de blé, indispensable pour leur alimentation de base. Les premiers exportateurs sont la Russie puis l’Ukraine. La guerre entre ces deux fournisseurs majeurs a déjà provoqué une envolée des prix.

Une crise importante et des «émeutes du pain» sont pour les dirigeants arabes leur plus grande crainte comme en 2008-2009. Car n’oublions pas que celles-ci avaient été, par un effet papillon bien connu, l’une des principales causes des printemps arabes qui ont éclaté deux années plus tard… Et en 2019, au Soudan, le dictateur Omar el-Béchir a été renversé par l’armée sous la pression d'une révolte populaire née du triplement du prix du pain !

Par ailleurs, même si les Etats-Unis demeurent encore LA puissance dominante, incontournable et que leurs moyens de pression sont encore très importants, il n’en reste pas moins qu’ils ont perdu de leur influence dans la région au profit de la Russie et de la Chine (grâce à sa puissance financière et ses investissements).

Durant les printemps arabes, les Occidentaux et les Américains ont confirmé une nouvelle fois leur incompréhension de ce monde et leurs ingérences catastrophiques. Les régimes autoritaires et conservateurs du monde arabe, qui se sont maintenus ou sont de retour au pouvoir, préfèrent dès lors le maintien d’un ordre international multilatéral. Ils refusent une nouvelle logique de blocs. Surtout après le retour d’une administration démocrate à Washington qui leur rappelle amèrement l’ère Obama. Le nouvel interventionnisme de celle-ci, moralisateur, teinté de droit-de-l’hommisme ainsi que la propagande atlantiste actuelle à propos du conflit ukrainien, évoquent pour eux des souvenirs douloureux. Ils risquent même de réactiver un anti-impérialisme américain propre à ces pays.

Les autocrates arabes, qui ont essuyé de vives critiques de la part d’un Joe Biden dès sa prise de fonction, affichent dès lors, en guise de «représailles», une forme de non-alignement provocateur. Par pragmatisme et pour leurs propres intérêts, et à la différence du suivisme et de l’aveuglement idéologique, hystérique et suicidaire des Européens, les responsables arabes refusent de s’aligner sur les Etats-Unis et l’OTAN dans leur détermination d’endiguer et de saigner la Russie.

D’autant que Moscou mais aussi Pékin ont acquis depuis quelques années une influence incontournable dans cette partie du monde. Ces deux puissances, plus réalistes, sont d’ailleurs moins regardantes sur les évolutions démocratiques et la libération politique que les Occidentaux veulent toujours imposer au monde arabe… De même, pour tous les régimes de la région qui rejettent plus que jamais le modèle des «démocraties occidentales décadentes», la Russie et la Chine restent au contraire des exemples de gouvernance plus efficace, à savoir un savant mélange de souverainisme/ nationalisme, de société plus ou moins ouverte, de libéralisme économique et d’un pouvoir fort.

Enfin, pour les raisons évoquées plus haut, les chefs arabes ne croient pas à une défaite totale de Moscou. Ils parient aussi sur sa résilience économique et ses extraordinaires ressources naturelles. Même si son intervention en Ukraine s’avérait être au final une déroute militaire, ils savent pertinemment que dans la guerre comme dans la vie, l’échec est toujours le meilleur professeur. Quoi qu’il en soit, ils sont bien conscients qu’il faudra toujours compter avec «la grande et éternelle Russie».

Surtout que la Russie a démontré, depuis son intervention pour soutenir Assad à partir de 2015, qu’à la différence des Occidentaux, elle était un allié fidèle, solide, fiable et efficace. Les Arabes ont été impressionnés par la manière dont les Russes ont rétabli une situation au bord de l’effondrement en Syrie et ce, en dépit des formidables pressions et des multiples actions de sape des Occidentaux (et de leurs amis turcs et qataris !). Alors qu’au contraire, ils gardent encore en mémoire que les Américains et les Européens ont une fâcheuse propension historique à toujours abandonner piteusement leurs «amis»… Or, comme le président syrien en son temps et au regard de l’inquiétante situation économique internationale actuelle qui affecte fortement leurs pays déjà très affaiblis par la pandémie et ses conséquences, certains leaders arabes pensent sûrement qu’ils pourraient éventuellement avoir besoin du soutien russe en cas de troubles intérieurs graves…

Roland Lombardi