A l'heure où RT France est dans l'œil du cyclone – le reste de la profession autant que les chancelleries occidentales s'inquiétant ouvertement de son traitement de la crise ukrainienne – il y a quelque chose de fascinant de constater à quel point ses contempteurs ne s'en tiennent pas eux-mêmes aux standards qu'ils entendent lui imposer. Ni à un quelconque standard journalistique du reste. A croire que tout est permis en matière d'«information» lorsque la thèse défendue entre en résonance avec certains intérêts.
Depuis le 24 février et la prise par l'armée russe de l'île des Serpents dans la mer Noire, la presse internationale se fait ainsi l'écho d'une histoire comme le cinéma les aime, une histoire de héros bravaches, qui résistent jusqu'à leur dernier souffle face à un agresseur brutal.
Tout part d'un enregistrement audio diffusé sur Telegram par les autorités ukrainiennes, en l'occurrence par Anton Gerashchenko, un conseiller du ministre de l'Intérieur. Dans cet enregistrement, une première personne présentée comme un soldat russe lance : «Ceci est un navire militaire russe. Baissez vos armes et rendez-vous si vous voulez éviter des effusions de sang et des pertes inutiles.»
Un autre présentée comme un soldat ukrainien répond aussitôt : «Allez vous faire f*** !» A croire Anton Gerashchenko, ce seront ces derniers mots. Le conseiller affirme que les forces russes font feu dans la foulée et tuent 13 gardes-frontières présents sur l'île. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky relaie l'information, affirmant : «Tous les gardes-frontières sont morts héroïquement, mais ils n'ont pas abandonné. Ils recevront le titre de héros de l'Ukraine à titre posthume.»
Les médias créent un «symbole de la résistance»...
Les médias internationaux se chargent alors d'en créer un symbole. «Un dernier acte de courage avant de mourir sous les bombardements», affirme une journaliste dans un reportage diffusé sur France 2. «Les derniers mots des soldats Ukrainiens tués», assène BFM TV. «Les derniers instants de ces soldats émeuvent», renchérit le Huffington Post, qui se fait l'écho des innombrables messages sur les réseaux sociaux saluant «l'héroïsme» des soldats ukrainiens, et leur rendant hommage. A l'étranger aussi, CNN salue «les derniers mots de défi des soldats ukrainiens», et Fox News évoque leur «attitude héroïque», relayant une vidéo d'un soldat dans laquelle on entend des coups de feu. Le Guardian, comme tous les autres, assure que les 13 soldats «sont morts après avoir refusé de se rendre».
Vu plus de 8 millions de fois sur Twitter, l'enregistrement audio fait le tour du monde et l'action supposée des gardes-côtes devient de fait le symbole de la résistance ukrainienne.
Aucun de ces médias n'a alors jugé opportun de s'intéresser à la version russe des événements, prenant pour argent comptant la version ukrainienne, basée uniquement sur un enregistrement audio qui ne saurait être considéré comme une preuve solide du narratif avancé par Kiev.
Or, si le ministère russe de la Défense a confirmé la prise de l'île, le porte-parole de l'armée, le major général Igor Konashenkov, a fait savoir que les 82 militaires ukrainiens stationnés sur l'île avaient tous déposé les armes et qu'aucun n'avait été blessé. Le ministère russe de la Défense a diffusé une vidéo des soldats ukrainiens recevant de l'eau et des rations, et expliqué qu'ils seraient bientôt renvoyés chez eux.
...avant que certains ne fassent machine arrière
La version russe des événements n'est bien entendu pas suffisante pour se forger une certitude. Mais il aurait été évidemment nécessaire pour les médias de s'y intéresser afin de prendre a minima conscience que les deux versions divergeaient. Et d'en conclure qu'il fallait faire preuve d'un minimum de prudence dans cette affaire... comme l'a fait RT France.
Et ce d'autant plus que le 26 février, le service national des gardes-frontières de l'Ukraine (SBGSU) a finalement fortement tempéré la version initiale de Kiev, expliquant qu'il était fort probable... que tous les militaires ukrainiens soient encore en vie. «Le SBGSU et les forces armées, comme l'ensemble de l'Ukraine, ont reçu l'espoir que tous les défenseurs de Zmiiny sont en vie», a ainsi écrit l'organisme sur son compte Facebook. «Après avoir reçu des informations sur leur possible localisation, le [service des gardes-frontières] avec les Forces Armées de l'Ukraine mènent un travail d'identification de nos soldats. [...] Nous espérons sincèrement que les garçons rentreront chez eux dès que possible», a poursuivi le SBGSU dans sa communication, soulignant qu'il espérait donc «que les informations sur la mort des soldats s'avéreraient inexactes».
Il y a fort à parier que l'impact de cette annonce sur le grand public sera bien moindre et qu'il sera difficile de déloger de la conscience collective ce «symbole de résistance», qui repose pourtant sur une contre-vérité. Et ce même si, discrètement, le Guardian ou encore le Washington Post, pas vraiment réputés pour être des médias pro-russes, se sont fait l'écho de l'annonce du SBGSU.
Dans la presse française, seul Le Point s'est livré à un périlleux exercice d'équilibriste en choisissant de mettre à jour son article initialement intitulé «Les derniers mots des soldats ukrainiens». Le nouveau titre explique que «les soldats ukrainiens seraient en vie», mais le corps du texte n'a pas totalement changé, Le Point continuant d'affirmer en référence au soldat ukrainien entendu dans l'enregistrement audio : «ce seront ses derniers mots.» Deux lignes plus loin, l'hebdomadaire note toutefois que «les autorités ukrainiennes ont reconnu que les soldats seraient vivants». Difficile à suivre.
«La première victime de la guerre, c'est la vérité», disait Rudyard Kipling. Que les médias occidentaux soient critiques de l'intervention militaire russe en Ukraine est une chose. Mais cela les autorise-t-il à s'arranger à ce point avec la vérité ? Voilà en tout cas un exemple de l'importance que revêt la pluralisme de l'information, peut-être plus encore aujourd'hui que jamais.
Frédéric Aigouy