Lutter contre les fake news est une activité au cœur du métier de journaliste. Mais lorsqu’on a la chance d’exercer ce métier à RT France, c’est une tâche qui ne connaît plus aucun répit. Car dans la sphère publique comme celle du privé, il ne se passe pas deux jours sans que l’on soit contraint de démonter l’une ou l’autre des innombrables infox qui courent sur la fière détentrice du titre de «rédaction la plus commentée de France». Une fois que l’on a fini de démonter les accusations de fake news (ah bon ? et laquelle, par exemple ?), d’avoir mauvais esprit (mais enfin, n’est-ce pas le rôle de la presse que de pointer les dysfonctionnements de la société ?), de faire les affaires de Poutine (c’est un faux débat, y rentrer revient à s’interdire de travailler, puisque quoi que vous écriviez, vous ferez toujours les affaires de quelqu’un. Un journaliste n’a que deux questions à se poser : «Est-ce intéressant ?» et «Est-ce vrai ?» ; la double affirmative vaut feu vert), votre interlocuteur abat sa carte maîtresse, du moins le pense-t-il : «D’ailleurs, jamais Poutine n’autoriserait ainsi qu’un média étranger critique œuvre auprès de son peuple, dans sa propre langue !»
A ce stade, acculé dans les cordes, le pauvre employé de RT que je suis passe aux aveux. Pour commencer, je ne suis pas Russe, mais Français, nul n’est parfait. Ni diplomate, mais bien journaliste, dans un média français. A ce titre, je ne saurais être comptable des agissements du gouvernement russe (ou de tout autre du reste, mais bizarrement on ne m’embête jamais avec l’Ouganda ou le Guatemala). J’ai fait mes débuts dans la presse en 1992, et lorsque 25 ans plus tard je suis entré à RT France, figurez-vous qu’on ne m’a demandé ni de changer de nationalité, ni de religion, et surtout pas de métier. Alors certes, mes salaires me sont bien versés avec de l’argent public russe, ce qui fait quelque part de son président mon patron. Mais c’est un patron très, mais alors très, très lointain. Qui d’ailleurs ne me prend même plus au téléphone. Mais a tout de même la délicatesse de ne jamais s’immiscer dans notre travail. J’ai donc mille raisons de botter en touche sur ce type d’objection.
Et pourtant aujourd’hui je n’en exploiterai aucune. Parce qu’en fait, et j’en suis bien désolé chers contradicteurs qui peuplez mes jours et mes nuits, mais là non plus, ce que vous dites n’est factuellement pas vrai. Prenons par exemple, ce papier de Radio France internationale, média public également financé par un Etat, la France en l’occurrence. Intitulé «Le publiciste d’extrême-droite Eric Zemmour se présente à la présidentielle française», il a pour objet d’informer sur l’entrée en campagne du polémiste, visiblement peu goûtée par l’auteur, un certain Denis Strelkov, que sa page Facebook situe comme résident parisien. A noter que ce billet, qui semble dédié aux seules populations russophones, n’a aucune version en français. Passons rapidement sur ce que vous avez lu mille fois sur ce coup d’envoi de sa candidature, pour nous attarder sur les passages que vous ne lirez pas ailleurs, en quelque sorte exclusifs aux russophones.
Notons tout d’abord qu’ici l’homme politique est curieusement présenté comme étant «appelé le "Trump français"». En réalité, en dehors de certaines sorties de ses détracteurs, ce serait plutôt à l’étranger, où il est encore méconnu, qu’il serait affublé de ce sobriquet (ici ou là). Les Français, qui connaissent M. Zemmour depuis de très longues années, n’ont nul besoin de ce type de rapprochement, qui ne résiste du reste guère à quelques secondes d’analyse, ne serait-ce que parce qu’il assimile un intellectuel revendiquant s’être forgé par la lecture de grands ouvrages à un président pour lequel les conseillers produisaient des mémos de quelques paragraphes seulement, seule garantie d’être lus. Mais soyons bon prince et mettons cette curiosité sur le compte de la subjectivité de l’auteur.
Il n’en va pas de même de ce qui suit de la présentation, l’homme étant paraît-il «parfois qualifié par la presse de "candidat du Kremlin" pour la prochaine élection présidentielle française». La formule plaît tant qu’elle est replacée une seconde fois un peu plus bas, précisant : «Le mois dernier, l'hebdomadaire l'Obs a publié un article dans lequel il est affirmé que le pro-russe Zemmour est "le candidat du Kremlin" à l'élection présidentielle française de 2022.» Sauf qu’il ne s’agit pas d’une information, mais d’une authentique infox, ce que RT France avait déjà eu l’occasion de démontrer il y a un mois.
Il faut croire que cette vidéo n’est pas arrivée jusqu’à l’auteur, ou qu’elle contrariait la trame narrative du billet russophone de RFI, qui colporte tranquillement la fake news de L’Obs. Est-ce parce que le média d’Etat était assuré que ses lecteurs, russophones, ne risquaient pas d’avoir vu notre débunkage ? Il est difficile de l’affirmer sans tomber dans le procès d’intention, mais il est un autre passage de cet article qui semble accréditer cette thèse.
Un peu plus loin, il est en effet affirmé : «Après que Zemmour a publié un article élogieux sur Poutine en 2016, il est devenu un invité fréquent sur RT France.» A quoi pourrait donc correspondre le terme «fréquent» sous la plume de RFI ? A bien peu si l’on se penche sur la question : depuis 2016, Eric Zemmour a été notre invité très exactement… une fois. Le 8 novembre sur le plateau d’Interdit d’interdire, dans le cadre des grands entretiens politiques menés par Frédéric Taddeï, comme avant lui notamment Jean-Luc Mélenchon, Davis Lisnard ou François Ruffin, dont il est difficile de prétendre qu’ils partagent la même sensibilité politique que le polémiste. Si RT France était censé «rouler» pour Eric Zemmour comme l’affirme (en russe) RFI, nous serions de bien piètres propagandiste…
Signalons enfin une ultime erreur nous ayant fait lever un sourcil (et activé les zygomatiques), lorsque l’article mentionne : «Eric Zemmour doit recueillir au moins 500 signatures de députés pour pouvoir enregistrer officiellement sa candidature aux élections et figurer sur les bulletins de vote.» Or l’écrasante majorité des élus habilités à parrainer les candidats à la présidentielle se situe bien au-delà du cadre de l’Assemblée nationale, puisque sont en outre concernés notamment les sénateurs, députés européens, maires, présidents d’intercommunalités, certains conseillers municipaux, départementaux et régionaux… liste non exhaustive, mais qui rassemble quelque 42 000 élus.
Et c’est heureux, car circonscrire les parrainages aux seuls députés constituerait sans aucun doute la mort des petits candidats, censés trouver dans un hémicycle majoritairement occupé par trois ou quatre partis 500 cautions ! La fin de la démocratie en somme, au profit d’une espèce de suffrage censitaire privilégiant l’entre-soi de l’élite politique française. Soit exactement l’inverse de la philosophie de la Ve République mise en place après référendum en 1958 par Charles de Gaulle, qui détestait autant les partis que les manœuvres politiciennes d’appareil. S’imaginer que le parrainage puisse être réservé aux seuls députés, c’est ne rien connaître des institutions étatiques françaises, ce qui est tout de même un peu embarrassant pour un journaliste prétendant écrire un billet politique...
Et quand bien même ce dernier serait totalement étranger à nos institutions, il aurait tout de même pu s’épargner cette gigantesque bourde en faisant appel à de très sommaires connaissances en… mathématiques. Car chaque «parrain» n’est autorisé qu’à soutenir un seul aspirant, et l’Assemblée ne compte que 577 sièges. Si l’on suit le raisonnement du «journaliste» de RFI, ne pourrait donc se présenter à l’élection présidentielle, qu’un seul candidat ! Au mieux, puisqu’il lui faudrait pour cela réunir derrière lui 86,66% des députés de l’Assemblée, ce qui semble quasiment impossible.
Au-delà des contre-vérités qui l’émaillent, on est tenté de s’interroger sur les buts poursuivis par cet article.*
Car le constat est là : il s’agit bien d’un papier financé par nos impôts, qui n’est pas destiné aux citoyens français mais aux ressortissants d’une autre nation, qu’il désinforme en toute décontraction. Soit précisément ce dont est accusé très régulièrement RT France, quand bien même nos contempteurs, eux, sont bien en peine de pointer la moindre fake news dans nos colonnes ! Un comble, qui nous remet en mémoire cette question ahurissante d’un autre reporter issu du service public français (via France Inter), qui nous demandait si les menaces de mort reçues par notre rédaction n’étaient pas finalement un peu une façon «de récolter ce que [nous] avions semé». Dans la plus parfaite absence de confraternité, voire de la plus élémentaire décence.
Toute honte bue, voilà donc ce que publient ces mêmes donneurs de leçon : un absurde billet politique commis par un prétendu journaliste qui bien que vivant à Paris, maîtrise la politique française comme moi la physique quantique. Et dont le principal atout semble être d’écrire en russe, dans une langue le mettant à l’abri des fact-checkers francophones – mauvaise nouvelle : c’est raté. De quoi, songeait peut-être l’auteur, pouvoir tranquillement dérouler une infox, celle d’un Kremlin ayant désigné son favori pour la présidentielle française, ce qu’il s’est bien évidemment soigneusement gardé de faire. Infox en l’occurrence «prouvée»... par une autre infox encore plus énorme car vérifiable en deux clics : celle alléguant la présence quasiment constante d’Eric Zemmour dans nos studios. Aux dernières nouvelles, il ne semblerait pas que ce tissu d’âneries vaguement malveillant ait ému quiconque parmi les autorités russes. Mais peut-être a-t-il fait sourire Vladimir Poutine comme il m’a fait rire : cela nous ferait déjà un point commun.
* Ce n'est en tout cas hélas pas RFI qui nous éclairera, sur ce point comme sur d'autres. Nous avons pourtant bien tenté d'entrer en contact avec l'auteur de l'article ainsi que la cheffe du service russophone de RFI, pour leur donner l'occasion de faire valoir leur point de vue. Aucun des deux n'a jugé utile de nous répondre.
Jérôme Bonnet