Cela fait plus d’une semaine que le fil de l’information est rempli d'images d’immigrés venus du Moyen-Orient, bloqués en Biélorussie, voulant forcer la frontière polonaise pour accéder à l’espace de l’Union européenne. Cela fait plus d’une semaine que les déclarations politiques européennes et occidentales s’enchaînent accusant la Biélorussie de prendre en otage ces pauvres gens pour faire oublier la foule martyre de ses nationaux qui n’ont pas eu la chance d’introniser Tikhanovskaïa. Cela fait plus d’une semaine que Loukachenko dit n’y être pour rien et que Poutine retourne ses interlocuteurs, justement vers Loukachenko.
De «l’immigration est une chance», tout à coup l’on est passé à la catastrophe humanitaire
Pendant ce temps-là, le discours s’envenime au rythme des images des pauvres immigrés clandestins «pacifiques» aux prises avec les méchantes forces de l’ordre polonaises. Des images habituelles, toujours les mêmes. De «l’immigration est une chance», tout à coup l’on est passé à la catastrophe humanitaire : ces «migrants» venant d’un pays non-ami ne sont manifestement pas les bienvenus dans le paradis européen, à la différence leurs congénères arrivant sur les plages d’Italie ou d’Espagne, n’ayant pas été «contaminés idéologiquement». Et la Russie, un pied et demi dans le jeu communicationnel, reprend pour une raison tactique l’argument mondialiste : comment, la Pologne, donc l’Europe, contrairement à ses principes, ose refuser aide, amour et assistance à ces pauvres migrants.
Le passage de ces mêmes immigrés de Biélorussie vers la Lituanie n’a provoqué strictement aucun sursaut médiatique, aucune angoisse existentielle de cette Union européenne
En effet, étrangement, les «gentils migrants» ont choisi le point de la frontière polonaise le mieux gardé, là où ils étaient certains de trouver de la résistance. Alors que cet été, le passage de ces mêmes immigrés de Biélorussie vers la Lituanie n’a provoqué strictement aucun sursaut médiatique, aucune angoisse existentielle de cette Union européenne, qui a discrètement réglé la question, cette fois-ci tout a été beaucoup mieux préparé : et les victimes, et les témoins, et les méchants sont en quantité suffisante pour qu’une vague médiatique ciblée puisse entraîner un mouvement dans la réalité.
Le jeu est complexe. D’un côté, il met face à face trois pays, présentés comme conservateurs (la Russie, la Biélorussie et la Pologne), mais traversés par des lignes historiques et politiques telles qu’elles empêchent objectivement la constitution d’un bloc de force. D’un autre côté, la situation en Biélorussie est politiquement agitée depuis les élections présidentielles, avec un Loukachenko rejeté et isolé par la communauté internationale, qui se retrouve bien être le seul interlocuteur réel de gestion de cette crise, la «présidente autoproclamée» reconnue par l’Occident, Svetlana Tikhanovskaïa, n’ayant même pas été envisagée une seconde comme un interlocuteur utile. C’est bien avec lui que Merkel a dû parler au téléphone. De plus, pour flouter encore l’image d’ensemble, l’on a un conflit idéologique entre la Pologne et l’UE, qui attend son retour sur investissement avec une soumission exigée, conflit qui ne laisse aucune place à un conservatisme national ou à une incongrue primauté de la Constitution nationale sur l’impératif de l’Union.
Et au milieu de tout cela se trouve un groupe de quelques milliers d’immigrés, ramenant tous ces enjeux, parfois contradictoires, à une question très simple : passeront-ils de force une frontière conservatrice (peu importe in fine laquelle), repartiront-ils chez eux ou deviendront-ils une force déstabilisatrice toujours renouvelée dans le pays ?
Ces immigrés ne sont pas arrivés tout seul et d’ailleurs certains vols directs d’Irak commencent à en rapatrier quelques centaines, la compagnie Belavia a déclaré ne plus prendre à bord les Libanais sans titre de séjour, etc. Si la Biélorussie les a laissé entrer, elle n’est pas allée les recruter. Mais effectivement, elle a pu y voir un intérêt tactique, obligeant les Européens à rompre l’isolement international du président Loukachenko. Et l’Union européenne, voyant cette crise à long terme, a déjà décidé d’allouer une aide de 700 000 euros pour ces migrants en Biélorussie, y voyant elle-aussi un intérêt, cette fois stratégique, et contre ces pays conservateurs qui vont devoir soit laisser ces gens passer l’hiver dans le froid au nom de leur conservatisme, soit renier leur conservatisme sous le poids des images de ces personnes dans le froid. Dans tous les cas, elle espère être remboursée de cet investissement par la facture politique dont ils devront s’acquitter.
L’inviolabilité de la frontière est un axiome qui ne se discute pas car un Etat sans frontière n’est pas un Etat mais simplement un territoire
Quoi qu’il en soi, il est extrêmement dangereux d’adopter une décision tactique qui soit totalement en opposition avec ses intérêts stratégiques. L’inviolabilité de la frontière est un axiome qui ne se discute pas car un Etat sans frontière n’est pas un Etat mais simplement un territoire. Avoir laissé entrer ces personnes sur son territoire est une décision qui peut coûter très cher, non seulement à la Biélorussie, mais aux trois pays. La Pologne appelle déjà l’OTAN à la rescousse, OTAN qui surveille et Russie qui prévient d’un risque d’escalade. Voir le renforcement de troupes de l’OTAN, déjà largement présentes, dans la région et leur activation ne peut rester sans conséquences. Sachant que la Pologne aurait énormément de difficultés à assumer une réelle indépendance économique et financière si elle construit un «mur» avec la Biélorussie, et il faudra du temps et de l’argent pour cela, elle devra y mettre des portes, beaucoup de portes, si l’Union l’exige. Ou bien elle devra sortir de l’Union. L’on ne peut pas avoir le beurre, l’argent du beurre et la bénédiction de la crémière, il faut faire un choix. La Biélorussie, sous sanctions alors que d’autres sont à venir et viendront de toute manière, peut sortir un instant de son isolement géopolitique au prix de la présence d’une masse, à terme incontrôlable pour la Biélorussie, de personnes en revanche bien contrôlées par d’autres forces. Quand le G7 appelle la Biélorussie à gérer la crise, est-ce à dire qu’elle doit les garder chez elle, finalement ? Ils peuvent aussi être envoyés, si besoin, vers la Russie, la frontière entre les deux pays est assez souple et les déclarations droit-de-l’hommistes des porte-parole russes risquent d’obliger à finalement ouvrir une frontière dont le «conservatisme raisonnable» avancé par le président Poutine se verra publiquement et médiatiquement répudié.
Nous sommes à une époque de symboles et d'images, les soldats ne peuvent se permettre de tirer sur la foule pour la faire reculer, les appareils photos crépitent à leur place. Et les appareils photos suivent les foules et appuient le discours nécessaire. Chacun aura ensuite oublié les détails, il ne restera que le viol de la frontière ou des institutions et la «victoire» d’une vision très progressiste de l’humanitaire totalement dépourvue d’humanité.
Karine Bechet-Golovko