Branle-bas de combat à Bruxelles – et ce terme doit être pris au pied de la lettre. Il n’a fallu que quelques heures à la Commission européenne pour réagir à l’arrêt rendu le 7 octobre par la Cour constitutionnelle polonaise. Il est vrai que celui-ci constitue une véritable bombe. Jamais en reste d’une surenchère, Clément Beaune, le secrétaire d’Etat français à l’Europe, a même tonné : «C’est gravissime».
La plus haute instance juridique polonaise avait été sollicitée en mars dernier par le Premier ministre de ce pays. En effet, la Cour de justice européenne (CJUE) avait, à plusieurs reprises, mis en cause un certain nombre de réformes décidées par Varsovie, en particulier la restructuration du système judiciaire. Les griefs bruxellois s’étendent par ailleurs à d’autres domaines, comme le pluralisme de la presse, ou les lois jugées discriminatoires envers la «communauté» homosexuelle.
La Pologne doit-elle se soumettre en toute matière aux juges suprêmes de l’Union européenne – telle était donc la question soumise au Tribunal constitutionnel du pays. L’affaire est tellement sensible que cette instance a par trois fois différé sa décision. L’arrêt n’en est pas moins net. Pour les gardiens de la loi fondamentale, «la tentative d’ingérence de la CJUE dans le système judiciaire polonais remet en cause le principe de la primauté de la Constitution polonaise ainsi que de sauvegarde de la souveraineté dans le processus d’intégration européenne». Les juges estiment pouvoir et devoir vérifier la conformité à la constitution polonaise du droit européen, mais aussi des verdicts de la CJUE.
Explicitant l’arrêt, le président de l’instance judiciaire suprême a reproché aux «organes de l’UE (de) fonctionner en dehors des compétences qui leur sont confiées dans les traités» ; si elle acceptait cet empiètement, la Pologne «ne pourrait fonctionner comme un Etat souverain et démocratique».
La supériorité du droit européen sur les droits nationaux n’a jamais été inscrite dans les traités
Le constat est, sur le plan politique, mais également sur le plan juridique, factuellement incontestable. Car la supériorité du droit européen sur les droits nationaux n’a jamais été inscrite dans les traités. Elle a été pour la première fois explicitement affirmée par un jugement de la Cour de justice des Communautés européennes (ancêtre de la CJUE) en date de 1964, dans le dossier connu sous le nom de «Costa contre Enel», soit huit ans après l’entrée en vigueur du Traité de Rome.
Il s’agit donc d’une simple jurisprudence auto-décrétée par les juges européens en leur propre faveur. Et elle ne tient, et n’a été confortée par la suite, que parce qu’aucun gouvernement n’a souhaité la remettre en cause.
Ce qui n’empêche pas la Commission d’affirmer, dans son communiqué vengeur, que «les principes fondateurs de l’ordre de droit communautaire» incluent «la supériorité du droit européen sur les lois nationales, y compris les dispositions constitutionnelles». Bruxelles affirme aussi que «toutes les décisions de la CJUE s’imposent aux Etats membres et à leurs organes judiciaires». Menaçant, l’exécutif européen martèle qu’il «n’hésitera pas utiliser ses pouvoirs pour assurer l’application uniforme de la loi de l’UE».
De son côté, le gouvernement polonais rappelle que les traités définissent précisément les compétences qui relèvent exclusivement de l’UE, celles qui sont partagées avec les Etats membres, et celles que conservent complètement ces derniers. L’organisation du système judiciaire national, affirme Varsovie, est en dehors des prérogatives communautaires. «La Pologne – selon sa Constitution – respecte les normes et lois de l’UE dans la mesure où ces dernières ont été établies dans les domaines explicitement et expressément prévus par les traités», a précisé un porte-parole.
La Commission européenne n’est pas la seule à monter aux barricades. Outre le ministre français déjà cité, de nombreux eurodéputés et les grands médias pro-UE du Vieux continent sonnent la charge sur le thème : «Maintenant, il faut sévir». Jusqu’à présent en effet, les dispositifs punitifs et les procédures d’infraction tentés depuis trois ans contre Varsovie n’ont pas abouti. Désormais, des voix s’élèvent pour exiger de la Commission qu’elle prive le pays des 36 milliards d’euros qui lui ont été promis au titre du «méga-plan de relance» consécutif à la pandémie.
Ainsi, un eurodéputé Vert allemand a-t-il asséné : «Avec ce jugement, la Pologne dit adieu à l’ordre juridique européen [...] et sans ordre juridique européen, il ne peut y avoir de versement de fonds.»
Le problème est que cette menace, censée défendre «l’Etat de droit», n’a guère de base juridique pour s’appliquer : le bénéfice des fonds communautaires est conditionné à des garanties contre des fraudes financières ou autres formes de corruption, mais pas à un désaccord sur l’interprétation des traités…
La Commission elle-même ne recule pas devant un paradoxe encore plus manifeste. Elle exige que le gouvernement polonais remette en cause un arrêt du Tribunal constitutionnel : ce faisant, l’exécutif casserait ainsi une décision de l’ordre judiciaire… dont elle exige par ailleurs l’indépendance !
Pour l’heure, la décision de la plus haute instance judiciaire entrera en vigueur quand elle sera officiellement publiée – ce qui, selon certains observateurs, laisserait une petite marge de compromis. L’opposition pro-UE – en particulier la plateforme civique (PO) – appelle à manifester contre la «bombe» lâchée par les juges suprêmes du pays, en affirmant que cette dernière ouvre la voie à une sortie de l’Union européenne, un «Polexit» après le Brexit, en quelque sorte.
On n’en est pas là, d’autant que l’homme fort du pays, le vice-premier ministre et chef du parti au pouvoir, Jaroslaw Kaczynski, a tenu à réaffirmer qu’il n’était pas question de quitter l’UE. Mais en réalité, ce qui est en jeu dépasse largement la Pologne.
Des politiciens divers [...] sont accusés de populisme parce qu’ils multiplient les propositions ou affirmations promouvant la supériorité des lois nationales
Car si le contexte était déjà tendu entre Bruxelles et Varsovie (de même qu’avec Budapest, pour des raisons comparables), la querelle arrive, pour les dirigeants européens, au plus mauvais moment. L’année dernière, la Cour constitutionnelle allemande avait provoqué stupéfaction et consternation en interdisant à la Banque centrale allemande de participer à des programmes de la Banque centrale européenne (BCE), sauf à remplir certaines conditions. Les juges de Karlsruhe avaient, ce faisant, explicitement affirmé leur supériorité sur ceux de la CJUE – et donc, de fait, la supériorité de la Loi fondamentale allemande. La polémique avait alors fait grand bruit.
Et la presse pro-UE s’inquiète d’une tendance qui se confirme : des politiciens divers, sentant l’état d’esprit populaire, sont accusés de populisme parce qu’ils multiplient les propositions ou affirmations promouvant la supériorité des lois nationales. La décision du tribunal polonais a du reste été saluée immédiatement par l’eurosceptique président tchèque (au rôle certes limité).
Mais l’exemple le plus époustouflant a été récemment fourni par Michel Barnier. L’homme est – ou était – en France un symbole de l’enthousiasme pro-européen, après deux mandats de commissaire, puis quatre ans comme négociateur en chef du Brexit. Or, cherchant sans doute à exister dans la pré-campagne présidentielle hexagonale, il a proposé un référendum visant à instaurer un «bouclier constitutionnel» supérieur au droit européen, et qui mettrait la France – en l’occurrence en matière de migration – à l’abri des juges de Luxembourg…
L’état d’esprit populaire, un peu partout, aspire instinctivement à renouer avec ladite souveraineté
On peut évidemment douter de l’amour soudain du pré-postulant à l’Elysée pour la souveraineté nationale. Mais la multiplication des signes suggère que l’état d’esprit populaire, un peu partout, aspire instinctivement à renouer avec ladite souveraineté.
De ce point de vue, l’éditorial du Monde (09/10/21) était bien inspiré en concluant, non sans fureur contenue : «Il faudra bien un jour crever l’abcès et décider ce qu’adhérer à l’Union européenne veut dire.» Or être membre de l’UE – selon l’aveu revendiqué par ses partisans – consiste très précisément à accepter des règles, des lois, des normes et des procédures même si elles vont à l’encontre des choix ou des intérêts nationaux.
Dès lors, il faudra bien un jour, en effet, «crever l’abcès».
Pierre Lévy