«Le monde n’est qu’un perpétuel bal masqué où les cœurs se présentent tous sous des dominos roses et riants ; c’est entre eux un continuel échange d’hypocrisie et de dissimulation ; on s’y dit tout, sauf ce qu’on pense ; on y paraît tout, sauf ce qu’on est ; le plus vertueux est celui qui y fait le moins de dupes ; le plus heureux, celui qui ne l’est pas lui-même» : cette citation attribuée à John Petit Senn, poète franco-suisse, montre combien la diplomatie est cette autre face de l’hypocrisie qui structure de manière générale les relations humaines.
L’annonce pour le moins brutale le 15 septembre 2021 de la rupture du contrat d’achat de 12 sous-marins conventionnels par les autorités australiennes au profit de sous-marins à propulsion nucléaire acquis auprès des Etats-Unis a été vécue comme un coup de tonnerre pour la France qui avait tissé jusqu’alors des relations de confiance avec l’Australie.
Au-delà de la colère ressentie par les autorités françaises, cette rupture de contrat est la traduction de l’affaiblissement de notre pays sur la scène internationale, et, porte indéniablement atteinte à notre crédibilité. Elle remet en cause plus généralement le respect de la parole donnée. L’inélégance du gouvernement australien l’a ainsi emporté sur toute possibilité de dialogue entre les deux pays. Et pour cause, une renégociation du contrat eût été parfaitement envisageable, comme cela est normalement l’usage dans les relations d’affaires, même si l’on pourrait rétorquer que jusqu’alors l’Australie avait toujours refusé d’acquérir des sous-marins à propulsion nucléaire. On pouvait légitimement s’interroger sur les raisons de ce changement soudain de stratégie. Selon les autorités australiennes, les besoins initialement exprimés en 2016, année au cours de laquelle ce contrat a été conclu avec la France, auraient évolué et ne seraient plus adaptées aux menaces croissantes d’une Chine toujours plus agressive dans la zone indo-pacifique.
La peur suscitée par la Chine auprès des autorités australiennes fait sans conteste les affaires des Etats-Unis qui voient l’occasion de renforcer leur position stratégique dans cette zone qui représentera d’ici 2030 60% du PIB mondial. Après la piteuse sortie du bourbier afghan au tout début du mois de septembre qui aura duré 20 années, pour finalement un résultat quasi-nul, les Etats-Unis concentrent désormais leurs efforts sur l’Asie afin de multiplier les alliances pour lutter contre une domination chinoise qui semble inévitable et qui menace l’hégémonie des Etats-Unis.
Pour autant, le risque est moins militaire qu’économique car la Chine ne dispose pas encore d’une armée suffisamment puissante pour rivaliser avec celle des Etats-Unis, dont les dépenses militaires s’élèvent à 700 milliards de dollars contre seulement 260 milliards pour la Chine.
Cette stratégie ne date pas d’hier et remonte aux années de la présidence de Barack Obama. Tant Donald Trump que Joe Biden ne sont que les continuateurs de cette politique.
Mais par-delà le «nouveau» contexte géopolitique invoqué par le gouvernement australien pour justifier l’annulation du contrat, il faut y voir une marginalisation de la France et de l’Union européenne dans les relations internationales face à la rivalité croissante entre les Etats-Unis et la Chine, dont ils ne seront au final que de simples spectateurs.
Nous devons plus généralement nous interroger sur la fiabilité de notre allié américain dont la volonté est de réduire l’assistance militaire apportée aux Européens. En effet, ceux-ci doivent désormais ne compter que sur eux-mêmes en matière de défense, en dépit des déclarations «rassurantes» de l’actuel locataire de la Maison Blanche au cours d’un entretien téléphonique d’une demi-heure avec le président Emmanuel Macron le 22 septembre dernier.
Convenons en, cet entretien avait surtout pour finalité de faire baisser la tension entre la France et les Etats-Unis qui n’ont aucun intérêt à ce que notre pays se retire du commandement intégré de l’OTAN, à l’instar du général de Gaulle qui avait claqué la porte en 1966.
Si dans une déclaration commune des deux présidents, il est résulté de cet entretien plusieurs propositions pour relancer la relation Etats-Unis-Europe (notamment la nécessité de lancer un processus de consultations approfondies, de mettre en place une défense européenne plus forte et plus performante pour compléter le rôle de l’OTAN, et, de confirmer l’appui des Etats-Unis dans la lutte antiterroriste menée par la France au Sahel), il n’en demeure pas moins que notre pays doit pour l’heure se contenter de formules pour le moins vagues, ce qui ne peut que renforcer ce sentiment de scepticisme quant à la pérennité de notre alliance avec les Américains.
Sans nul doute, cette sinistre affaire laissera des traces dans les esprits car elle aura été vécue par les autorités françaises comme une humiliation sinon une trahison. Même si des désaccords sont fréquemment apparus entre les Etats-Unis et la France au cours de leur histoire commune, notamment avec le général de Gaulle sous les présidences Kennedy et Johnson, et Jacques Chirac en 2003 sous la présidence de Georges W. Bush pour ne prendre que ces deux exemples parmi tant d’autres, il n’en demeure pas moins que des liens très forts se sont tissés depuis la guerre d’indépendance (1776-1783). Les deux pays ont été unis dans une volonté commune de mettre en place un régime démocratique sur leur territoire respectif.
Si la hache de guerre est en apparence enterrée, il appartiendra tant à la France qu’à l’Union européenne de conforter leur souveraineté et de montrer plus d’unité sur les questions de politique extérieure et de sécurité, dans la mesure où le jeu diplomatique a changé.
Nous sommes désormais passé d’une logique d’alliances militaires à une logique d’intérêts, ce qui signifie que notre pays ainsi que ses partenaires européens pourraient être amenés, tout en demeurant au sein de l’Alliance Atlantique et en préservant ses acquis, à conclure des accords avec des Etats considérés jusqu’ici comme peu recommandables, en fonction des intérêts en jeu, soit dans un but économique, soit dans un but géopolitique pour affronter des nouveaux risques aujourd’hui inconnus.
Par-delà les aspects diplomatiques de cette affaire, les conséquences économiques désastreuses de cette rupture de contrat ne doivent cependant pas être sous estimées car ce sont des centaines d’emplois ainsi que le sort de plusieurs entreprises sous-traitantes qui sont en jeu. Outre les compensations qui devront nous être versées et qui feront sans nul doute l’objet d’âpres négociations avec le gouvernement australien, l’Etat doit plus que jamais apporter son soutien tant à Naval Group qu’aux entreprises sous-traitantes impliquées dans la construction de ces sous-marins afin de ne pas mettre en péril leur pérennité financière, même si pour l’heure les carnets de commandes semblent être suffisamment remplis, notamment avec l’Inde. On estime que l’annulation de ce contrat engendrera une baisse de 10 à 15% du chiffre d’affaires du constructeur, ce qui n’est pas négligeable.
La «réconciliation» entre les Etats-Unis et la France ne saurait donc avoir lieu sans contrepartie. Elle devra s’accompagner de résultats concrets.
Si la diplomatie repose avant tout sur les jeux politiques entre Etats, et, doit aboutir à des compromis pour concilier des intérêts souvent divergents, elle ne saurait exister sans une confiance mutuelle et pérenne, notamment quant au respect des engagements souscrits.
La diplomatie signifie également parler à tout le monde sans pour autant se fourvoyer dans des compromissions. La lecture des relations internationales des Etats-Unis n’est pas nécessairement celle de la France et de l’Union européenne. C’est pourquoi il est plus qu’urgent d’assurer notre autonomie stratégique de sorte de ne pas dépendre que de la puissance des Etats-Unis, qui dominent le monde depuis 1945 en dictant leur loi, notamment au travers de l’extraterritorialité de son droit. Le triste épisode de la seconde guerre en Irak de 2003 au mépris du droit international est encore dans les mémoires et il semblerait que le refus de la France d’y participer suscite encore quelques ressentiments outre-atlantique.