Chroniques

Comprendre les crises en Haïti, par Romain Migus

Haïti la belle, la rebelle. Comment comprendre ce qui se déroule dans celle qui fut la première nation à se libérer du joug colonialiste pour fonder une république solidaire qui soutiendra les velléités d’indépendance de ses frères latino-américains.

Si les noms de Toussaint Louverture, Jean-Jacques Dessalines ou encore Jean-Bertrand Aristide peuvent encore résonner comme familier en dehors du pays, Haïti est devenu depuis quelques années, trop souvent synonyme de tragédie humanitaire et de catastrophe naturelle pour le plus grand nombre. 

Cette tentative de « naturaliser » les problèmes économiques et sociaux a une double conséquence au sein de l’opinion publique internationale. D’une part, elle établit une tendance à s’en remettre au « hasard » ou à « la malchance » pour comprendre l’Histoire récente du pays. Comme conséquence de cette « naturalisation » des « problèmes » de l’ile, aucune cause politique n’est prise en compte au moment d’expliquer les situations de rébellion qui secouent Haïti depuis maintenant quatre ans. 

D’autre part, cette absence de référence politique laisse penser que les Haïtiens sont incapables de résoudre seuls leurs problèmes économiques et sociaux. Et que, par conséquent, ils auraient besoin de manière récurrente d’une « aide » extérieure, qui, dans l’histoire du pays, s’est de nombreuses fois concrétisée par la violation de la souveraineté haïtienne. 

Pourtant, cette image d’Épinal d’un pays martyrisé par la fatalité est venue se fracasser sur l’icône d’un peuple en lutte, dont les mobilisations réunissent plusieurs centaines de milliers de personnes dans les rues du pays. 

Comment comprendre alors ce qui se passe en Haïti ? Pourquoi ce noble peuple continue de se rebeller si ses malheurs sont dû à l’action d’une force immanente qui leur échapperait ? 

Pour saisir ce qui se joue actuellement en Haïti, il faut réinjecter une lecture politique et reprendre la chronologie –au moins la plus récente – des évènements qui explique la colère de la majorité des secteurs du peuple haïtien. 

Un pays dévasté par le libéralisme 

Ce pays caribéen n’a pas été hermétique au changement économique mondial. Depuis la fin des années 80, le pays est dévasté par la lame de fond du néolibéralisme. Le protectionnisme économique qui avait favorisé le développement durable des producteurs agricoles locaux est sacrifié et les barrières douanières levées. Les produits agricoles subventionnés des États-Unis (et aussi de la République dominicaine) inondent alors le marché haïtien. En quelques années, le pays passe de l’autosuffisance alimentaire à l’importation de 57% de ses denrées agricoles. La question de la faim en Haïti n’est ni une punition divine ni une fatalité naturelle, elle est le résultat de l’imposition des politiques néolibérales par les institutions financières, avec la complicité d’une bourgeoisie compradore disposant de solides relais politiques. Qui plus est, au cours des années 90, de grandes campagnes de privatisations des services publics sont lancées, dépeçant le maigre État haïtien de ses secteurs publics stratégiques essentiels à la construction d’un bien-être social collectif. Le paiement des intérêts de la dette extérieure et les politiques incessantes d’austérité terminèrent de mettre le pays à genoux. Sous la pression des créanciers, l’État haïtien applique des politiques de restriction budgétaire et se désengage progressivement de secteurs clés comme l’enseignement ou la santé. Le résultat est sous nos yeux. Haïti est un des pays les plus inégalitaires de la planète où 70% des habitants vivent avec moins de 2 dollars par jour. L’accès à des services comme l’eau et l’électricité est presque devenu un privilège. 

La gestion désastreuse des catastrophes naturelles est aussi le résultat de ces choix politiques. Lorsque des cyclones s’abattent sur le pays, ils se traduisent le plus souvent par des morts, des blessés et des sinistrés. Mais la plupart des médias qui nous montrent ces tristes images oublient sciemment de préciser qu’à quelques kilomètres de là, à Cuba, un autre système politique a une toute autre approche dans sa gestion des crises naturelles, et les désastres n’affectent pas la population de la même façon. De même, la gestion de sortie de crise après le tremblement de terre de 2010 qui a dévasté le pays (une tragédie qui s’est traduite par 200 000 morts et 1,2 millions de sinistrés) s’est soldé par l’occupation du pays par des troupes étrangères civils (ONG) et militaires (Minustah). Ces dernières se rendant même coupables de ce que, dans un autre contexte, on n’hésiterait pas à qualifier de crimes de guerre (viols, assassinats, trafic, introduction du choléra, etc…). Si l’on compare cette gestion de crise – dont souffre encore le peuple haïtien – à celle qui a été opérée par la Révolution citoyenne après le terrible tremblement de terre qui a secoué l’Équateur en 2016, on comprend aisément que les « malheurs d’Haïti » ne sont pas le fruit de la fatalité. Ils sont le produit d’une idéologie politico-économique imposée à l’ile caribéenne par des institutions financières internationales (sous la pression militaire de pays comme les États-Unis, le Canada et la France). Cette situation est rendue possible par la complicité d’une classe politique néo-duvaliériste qui a très bien su s’adapter après la chute de la dictature. 

Ce rappel nécessaire nous permet de nous éloigner d’explications « naturalistes » pour comprendre la vie économique et sociale d’Haïti et les derniers évènements qui ont secoué le pays. 

Un président illégitime

Jovenel Moïse, un exportateur de bananes, a été porté au pouvoir en 2015 après une longue saga électorale. Ce processus, dont la plupart des partis et mouvements sociaux ont contesté la légitimité, aura duré plus d’un an. Bien loin de stabiliser le pays, la présidence de Moïse connaitra dès le début de son mandat toute une série d’affrontements avec les forces populaires. 

En 2018, obéissant au diktat du Fond Monétaire International, Jovenel Moïse augmente de 50% le prix de l’essence à la pompe. Cette mesure galvanise les foules (comme en Équateur en 2019, ou dans une certaine mesure en France avec le mouvement des Gilets jaunes). Haïti connaît des manifestations monstres les 6 et 7 juillet 2018, allant jusqu’à réunir 2 millions de personnes sur les 11 millions d’habitants que compte le pays. A titre de comparaison c’est comme si 12 millions de personnes manifestaient en France. Du jamais vu. La mobilisation populaire obligera le président à faire marche arrière. Mais le mal est fait, et comme bien souvent lors de ce type de mobilisation, l’élément déclencheur est vite dépassé et les revendications prennent une autre tournure. Bien loin de s’amenuiser, le mouvement populaire – hétéroclite et regroupant plusieurs partis et tendances – prend un autre élan. Dès le mois de septembre 2018, le peuple haïtien va se lever contre les réseaux de corruption des gouvernements issus du Parti haïtien Tèt Kale (PHTK), ceux de Moïse et de son prédécesseur – et mentor –, le chanteur Michel Martelly. 

Selon une enquête du Sénat haïtien, une grande partie des 3,8 milliards de dollars de fonds humanitaire délivré par le Venezuela via l’accord de services pétroliers Petrocaribe, a été détournée par la classe politique au pouvoir alors que le peuple haïtien agonise. Ce cri d’injustice va rapidement s’accompagner d’une clameur populaire exigeant la démission du président Moïse. Durant toute l’année 2019, le pays va être paralysé par une mobilisation globale et généralisée dépassant de loin les corps constitués de la contestation, comme les partis ou les syndicats. Jovenel Moïse ne devra son salut temporaire qu’à l’apparition de l’épidémie de Covid-19 qui a mis un frein aux mobilisations durant plusieurs mois de l’année 2020. Néanmoins, les scandales de corruption et la contestation du système ont entraîné une perte de crédibilité des acteurs politiques de l’oligarchie haïtienne qui se retrouve désormais sans grande solution de rechange. D’où la volonté de s’accrocher au pouvoir.

De la débâcle institutionnelle à la « colombianisation » de la vie politique 

Si la désinstitutionalisation de l’État haïtien est allée de pair avec l’application des mesures néolibérales, la situation de crise politique permanente de ces dernières années a accéléré ce processus. 

Les élections législatives, normalement prévues pour 2018, ont constamment été repoussées. Elles devraient théoriquement avoir lieu le 19 septembre 2021, soit trois ans après la fin de mandat des députés actuels. Cette absence d’un pouvoir législatif légitime a renforcé de facto le pouvoir exécutif. De fait, depuis janvier 2020, profitant de cette carence démocratique, Jovenel Moïse a décidé de gouverner par décret, et bien sûr, sans aucun contre-pouvoir. Un pas de plus vers l’autoritarisme. 

Depuis l’accession de Moïse à la présidence, quatre Premiers ministres se sont succédés (trois ont été nommés sur une seule année). Ce jeu de chaises musicales s’est joué au rythme des différentes crises politiques qui ont secoué le pays. L’actuel Premier ministre, Joseph Joute, a été nommé directement par Jovenel Moïse. Faute de parlement, Joute n’a même pas été ratifié par le pouvoir législatif comme le stipule la Constitution. Un pas de plus vers l’autoritarisme. 

Pour résoudre cet imbroglio électoral, le président haïtien a décidé de nommer unilatéralement un Conseil Électoral Provisoire en outrepassant l’avis de la Cour de cassation, qui remettait en cause les critères de sélection. Si cette nomination de nouvelles autorités électorales à la botte de l’exécutif a provoqué des remous au sein de l’opposition, elle a été en revanche favorablement accueilli par le département d'État des États-Unis. Un pas de plus vers l’autoritarisme. 

Cette casse des institutions du pays et le renforcement autoritaire du pouvoir exécutif s’est accompagné de difficultés de l’État pour payer le salaire des fonctionnaires. Un cocktail explosif qui nous amène à nous demander comment ce régime peut-il encore tenir en place. Il y a fondamentalement deux réponses à cette interrogation. 

D’une part, grâce au soutien sans faille du Core Group, ce groupe de pays soi-disant « médiateurs » dans la crise haïtienne. Le Core Group rassemble la Représentante spéciale du Secrétaire général des Nations unies, les ambassadeurs d’Allemagne, du Brésil, du Canada, d’Espagne, des États-Unis d’Amérique, de France, et de l’Union européenne ainsi que du Représentant spécial de l’Organisation des États américains. En un mot, une liste non exhaustive des pays et institution (OEA) qui cherchent depuis 2019 à réaliser un coup d’État institutionnel au Venezuela et parient sur le renversement de tous les régimes progressistes en Amérique latine. Cette auto-proclamée « communauté internationale » a tendance à s’accommoder des régimes autoritaires dès lors que cela favorise ses intérêts économiques ou géopolitiques. Ce deux poids deux mesures assure à Jovenel Moïse une certaine marge de manœuvre mais cela ne suffit pas à contrôler la volonté du peuple de se débarrasser du régime mis en place par le PHTK. Le deuxième élément de réponse nous plonge dans la face obscure du néolibéralisme. 

Si l’insécurité inter-personnelle reste sous contrôle en Haïti, depuis trois ans le pays a connu une hausse significative du crime organisé et d’agissements paramilitaires. Une vague d’enlèvements contre rançon a frappé le pays dans l’impunité la plus totale, et plusieurs massacres ont eu lieu dans les quartiers populaires de Port-au-Prince ainsi que dans les zones rurales du pays. Ce changement de paradigme dans la violence coïncide avec le début des grandes mobilisations sociales et le départ des forces d’occupation du pays. Autrement dit, au moment où plus aucun corps militaire ou policier ne peut faire tampon entre les manifestants réclamant le départ du président et l’oligarchie au pouvoir. Pour certains défenseurs des Droits de l’Homme en Haïti, il ne s’agit pas d’un hasard et plusieurs faits montrent la collusion entre certaines bandes criminelles et le pouvoir en place

Après le massacre de La Saline, un quartier populaire de Port-au-Prince (71 morts), deux hauts fonctionnaires, Fednel Monchery, ancien directeur général du ministère de l’Intérieur, et Pierre Richard Duplan, ancien Délégué départemental de l’Ouest, équivalent à un préfet français- ont dû démissionner de leurs fonctions car ils avaient été impliqués dans le carnage par une enquête de la Direction centrale de la Police judiciaire. 

De nombreux journalistes mais aussi le bâtonnier de Port-au-Prince, Monferrier Dorval, sont aussi tombés sous les balles du crime organisé. Les gangs armés semblent devenus l’ultime rempart pour empêcher la population de renverser le système politique du PHTK. 

Cette alliance entre le pouvoir et le crime organisé n’est pas l’apanage d’Haïti. Elle existe malheureusement dans d’autres pays d’Amérique latine qui conjuguent déliquescence des institutions et maximisation des recettes néolibérales. C’est une manière pour les oligarchies de se maintenir au pouvoir malgré la souffrance croissante du peuple. Le Honduras, et plus encore la Colombie, ont depuis longtemps expérimenté ce genre de pratique. En Colombie, il ne se passe pas un seul jour sans qu’un leader paysan, syndical, indigène ou militant des droits de l’homme ne soit assassiné. 

Mais que demande le peuple ? 

Selon le pouvoir judiciaire haïtien, le mandat de Jovenel Moïse a expiré 7 février 2021. De nombreuses mobilisations populaires avaient commencé dès le mois de décembre 2020 pour empêcher que l’ancien président ne se maintienne au pouvoir au-delà de cette date. 

Les affrontements continuent encore aujourd’hui, malgré les promesses du pouvoir d’organiser des élections générales au cours de l’année 2021. La révolte contre le système néo-duvaliériste du PHTK s’étend bien au-delà d’une seule tendance politique. La volonté de tourner la page est partagé de manière transversale par toute une série d’acteurs sociaux (chacun ayant des raisons propres) et de tendances politiques. Si les syndicats, organisations des droits de l’Homme, partis de gauche, sont vents debout contre ce que l’on pourrait désormais qualifier de dictature, d’autre secteurs notamment venus du monde judiciaire ou économique soutiennent aussi la transition. Dans la nuit du 7 février, un juge de la cour de cassation, Joseph Mécène Jean-Louis a été choisi par l’opposition pour assumer le rôle de président de transition. Il a appelé « celles et ceux qui jurent loyauté à cette terre et à cette nation à se mettre debout contre la corruption, l'impunité et la dictature, debout pour la justice sociale, la sécurité publique ». 

Le peuple haïtien est en passe de montrer une fois de plus que la rébellion pour la justice sociale fait partie de son ADN. Devant tant d’abus de pouvoir, il parait presque « naturel » de se mobiliser afin de revenir sur le chemin de la démocratie et de la lutte contre les inégalités. Affaire à suivre de près. 

Romain MIGUS