Dimanche 6 décembre, 4h16 du matin. Je suis réveillé brutalement par une douleur que je connais bien: c’est celle de l’infarctus. Je me lève, d’un bond, comme si je ne voulais pas mourir allongé, mais debout, foudroyé. C’est le cerveau reptilien qui décide de ces choses-là, aucunement le cortex. J’avise le bout de mon lit, la moquette noire, la porte qui va vers la salle de bain, je pense que je vais tomber là, tout seul, entre les deux, à mi-chemin de mon petit tas de vêtements posés par terre et de la porte miroir en galandage sur laquelle la nuit fait encore à cette heure-ci des reflets bleus et noirs...
L’horloge charnelle ignore les secondes et les minutes. Elle est en noir et blanc. C’est la mort ou la vie. Certes, toute cela se compte sur un cadran. C’est une poignée de secondes. Si je ne suis pas mort c’est que je suis vivant, dit l’animal en moi. Dès lors, le cortex pointe un peu son mufle.
Cette douleur n’est pas exactement celle de l’infarctus. A quelques jours près, à l’articulation de novembre et de décembre, l’Avent des catholiques, c’est la date de mon infarctus le 30 novembre 1988, mais aussi celle du décès de mon père dans la nuit… du 30 novembre 2010. Les freudiens y verraient un moment symbolique, les chrétiens aussi – les premiers héritent d’ailleurs plus qu’ils ne le croient des seconds…
Vieille douleur présente, l’infarctus du siècle dernier coupait comme une pointe et tallait comme une lame de rasoir. C’était un genre de foret trempé d’acide, brûlant comme un soleil noir, qui entrait à la manière d’une aiguille brûlante dans du beurre et fondait le muscle pour le transformer en douleur. Puis ce point devenait fente comme dans une peinture de Lucio Fontana: une ouverture dans la chair avec ses deux bords éloignés et souffrants.
Etait-ce cette douleur-là trente-et-un an plus tard ?
Pas exactement…
Celle-ci était moins pointue, moins acérée, moins tranchante. Elle ne faisait songer ni à une aiguille, ni à un scalpel, ni à une lame de rasoir, mais à un genre d’empoignement vif et sans ménagement. Comme si la main du Destin (je n’écris pas la main de Dieu, qu’on ne me fasse pas dire ce que je ne pense pas...), ou bien celle du Fatum de mes chers Romains bien plutôt, était venue me rechercher là où je me trouvais.
Ce n’était donc pas un infarctus, je n’étais pas mort, je demeurais vivant, entre mon petit tas de vêtement et la porte miroir bleu nuit, la ville continuait à dormir, j’en voyais par la fenêtre, au loin, les lumières jaunes de l’éclairage public. Les immeubles en cette heure de la nuit d’un dimanche matin bruissaient silencieusement des rêves et des cauchemars de chacun.
Ce spasme cardiaque qui irradiait comme la saisie d’un muscle par l’acide d’une crampe semblait me dire: allez, c’est fini pour cette fois-ci. Le Covid, c’est derrière toi… Le cœur a parfois ses raisons que la raison connaît bien.
Je sais quand je suis entré dans le Covid exactement de la même manière que quand il me semble ici en sortir. Du moins: je ne sais pas quand et où, ponctuellement, le virus a pénétré l’intérieur de mon corps, mais je me souviens de l’état physique et psychique dans lequel je me suis trouvé après qu’il l’eut fait. Or, cette façon d’être au monde renvoyait lui aussi à un autre moment traumatique : mon AVC de février 2018.
Cet état physique et psychique est un état lumineux. Une qualité de lumière: un genre d’anti-lumière pour être plus précis. Ça n’est pas le clair ou l’obscur, la clarté ou les ténèbres, le jour ou la nuit non, car seul l’oxymore permet d’en rendre compte : c’est une obscure clarté. Une luminosité blafarde, un scintillement qui vacille dans les gris, avec des vibrations lentes, très lentes. Comme des clignotements d’un monde qui s’éloignerait sans qu’un autre apparaisse. On semble prendre congé. On est encore un peu là, pas encore totalement ailleurs : en chemin vers ces ondulations lourdes et lentes, en trajet vers un vortex accablant et étendu.
Je sais le jour, l’heure et la qualité de l’air de l’endroit dans lequel je me trouvais quand je suis entré dans le Covid – alors que le Covid était déjà entré en moi. C’était le lundi 16 novembre 2020 vers 17h, dans le Haut Karabagh, sur le lieu de crash d’un drone azéri dont la carcasse gisait pulvérisée au sol, ses deux bombes, qui n'avaient pas explosé, se trouvant dans l’herbe parmi les débris.
Nous étions, mes amis, dont Stéphane Simon, et moi, dans un véhicule qui nous a permis, en trois jours, d’effectuer plus de mille trois cents kilomètres afin d’aller d’Erevan à Stepanakert, en passant par la route du nord (Vartenis puis Kelbabjar) qui reliait alors l’Arménie à son Karabagh. Nous nous arrêtions parfois dans des villages abandonnés, à la recherche d’une épicerie pour trouver de quoi manger un peu, nous voyions des maisons détruites, soufflées par des bombes et des roquettes, nous rencontrions des soldats perdus prêts à donner leur vie pour une guerre qu’on ne leur offrait pas puisque les Turcs et les Azéris continuaient ainsi le génocide entamé en 1915.
Depuis notre descente d’avion à Erevan, le masque représentait autre chose que son équivalent en France ! Du moins nous le pensions et nous avions tort – j’avais tort. Dans un pays en guerre, quand la mort vient du ciel sous forme de bombes au phosphore, de roquettes, d’obus dont les éclats tranchent la chair, mais aussi pour y déposer des bactéries qui, quelque temps plus tard, emportent le blessé qui se croyait sauvé et meurt d’une infection provoquée par virus et bactéries militaires enchâssés dans l’acier, à quoi bon porter un masque ?
Le premier soir, au dîner donné pour nous accueillir dans un restaurant d’Erevan, personne n’en porte ! Nous sommes une douzaine autour d’une même table. Les clients des restaurants et des bars qui restent ouverts, vont et viennent : treillis et rangers, mais le visage à l’air libre… Les serveurs arrivent avec leurs cartes et commentent les vins à une cinquantaine de centimètres de mon museau découvert – le leur l’est aussi…
Nous nous retrouvons avec Levon Minassian, un chef de guerre arménien qui nous raconte une partie du conflit de 1993 (c’est lui et ses compagnons d’armes qui ont libéré la ville de Karvadjar le 1er avril 1993) et celle qui se fait ces jours-là sous forme de punitions venues du ciel avec des drones qui ne permettent même pas aux Arméniens de montrer leur valeur au combat. L’atmosphère est enfumée – il n’y a pas de loi anti-tabac en Arménie. Tout le monde fume. Pas de masques, bien sûr… Nous parlons longtemps.
Le lendemain matin, tôt, nous partons pour le front. Première halte dans un bureau d’Erevan afin d’obtenir des visas pour le Karabagh. Nous mettons des masques, nous les ôtons, nous les reprenons, nous les enlevons en les mettant dans nos poches, avant de les reprendre... Le gel hydro-alcoolique a disparu. On touche pourtant à des chaises qui sont là depuis l’Union soviétique, à des stylos, à des formulaires qu’on remplit, qu’on rend, qui passent dans d’autres mains, qu’on tamponne, qu’on tripote et qu’on nous restitue.
Sur le trajet, on s’arrête parfois pour boire un café, trouver des bouteilles d’eau, acheter et manger des pommes. On regarde les paysages. Il y a, nous dit notre fixeur, des cadavres sur le trajet qui n’ont pas encore été enlevés. Des troupeaux d’animaux en déshérence – des ânes, des chevaux, des chiens, des vaches. Parfois, sur le bas-côté, des ânes morts et gonflés par la putréfaction, une vache dont l’arrière-train a été tailladé pour y prélever de la viande à manger.
Sur la ligne de front dans les tranchées, nous rencontrons une quinzaine de soldats qui échangent parfois des coups de feu avec les azéris postés à deux cents mètres. Dans les tranchées où nous sommes, ils nous montrent les photos des soldats qu’ils ont tués. Bien sûr, personne ne porte de masque…
Laissons de côté ces faits-là, je les ai racontés ailleurs.
Il s’agit juste de préciser que ce virus est entré en moi à la faveur de l’une de ces occasions. Et elles furent nombreuses comme on le voit… Nous étions cinq dans cette aventure, à quoi il fallait ajouter notre chauffeur et, je l’ai dit, notre fixeur. Aucun, fort heureusement, n’a été contaminé.
Je suis entré dans la lumière blafarde du Covid ce lundi 16 novembre vers 17h ; il me semble que j’en suis sorti cette nuit où j’écris, dimanche 6 décembre, à 4h16 du matin – soit pour un total de vingt et une journées. Disons : cinq cents heures…
Cette lumière faite de vibrations de néant, j’ai été le seul à la percevoir quand je suis entré dans notre véhicule sur le lieu du crash du drone après en avoir vu les débris. J’ai fait savoir à mes amis que je n’allais pas bien. Puis je me suis assis. Les heures qui ont suivi étaient faites d’une double nuit : celle des hémisphères, nous étions en Asie, la nuit tombait vite, celle de mes propres sphères, j’entrais dans un pays inconnu bien que nullement ignoré.
Bien connu, je l’ai dit, parce que ma santé est un sismographe de mon âme – et vice versa… Je ne suis pas nietzschéen par hasard ! Mais ce pays m’est également inconnu: le Covid va d’une étrange option, celle de la figure de l’asymptomatique, à la version fatale pour le jeune homme en pleine forme qu’emporte le fameux orage cytokinique dans les non moins fameux «jours 7/8» qui suivent le déclenchement de la maladie.
Pour l’heure, ce lundi 16 novembre en fin de journée, je suis frigorifié dans la voiture. J’ai les mains et les pieds gelés. Le corps et le cœur qui se rétrécit autour de mon âme qui entre à nouveau dans ces contrées de luminosités jaunasses dont je sais qu’elles sont tangentes à la mort. Le trajet est interminable. On parle dans la voiture, on rit, on se tait, on parle à nouveau, on fête un anniversaire, je suis en marge de cette communauté, déjà. J’entre seul dans ce monde à part, dans le monde et un peu hors de lui, j’y vis seul, je m’installe seul dans ce genre de salle d’attente ontologique : un mélange de propylée de funérarium et de temple comme en concevaient les révolutionnaires de 93 pour aborder le néant – «le sommeil éternel» m’avait dit mon père qui n’avait pas oublié les mots des Conventionnels devant le cadavre de son frère alors que nous nous trouvions tous les deux dans la chambre mortuaire.
Je mettais vainement mes mains sous mon pull, sur ma peau : or, ça n’est pas ma chair qui réchauffait mes extrémités mais mes extrémités qui glaçaient ma chair. Il semblait qu’à toucher ainsi mes côtes, mes flancs, le gras de mon ventre, je congelais mes côtes, je gelais mes flancs, je frigorifiais le gras de mon ventre. C’était un nouveau contrepoint entre les lumignons jaunes du néant et cette froideur glaciale qu’ignorent ceux qui n’ont jamais touché un cadavre. J’étais froid comme un cadavre et je ne m’y trompais pas pour garder en mémoire deux baisers posés sur les visages de mes morts aimés. Vivant, je découvrais à quoi mon cadavre ressemblerait quand ceux qui m’aimeraient l’embrasseraient une dernière fois. Vivant je m’expérimentais cadavre, ce qui est une façon d’être vivant et mort en même temps – mort-vivant… Dans la voiture, personne n’avait froid.
Le retour se fit métaphoriquement sous la neige, dans la neige même. Métaphoriquement et réellement. J’alternais les moments de sommeil, plutôt les vagues comateuses, et les éveils qui me faisaient voir le monde comme une série de picotements lumineux piqués dans les ténèbres. Je ne crus pas ce que je vis quand, m’éveillant une fois, j'aperçus de la neige qui tombait dans le faisceau lumineux des phares de la voiture !
La neige me met en état grâce : elle me fait entrer directement dans le monde de mon enfance, sans sas de sécurité. Sous les flocons, j’ai toujours dix ans, voire moins. Les sons ne sont plus les mêmes, la neige les amortit, le monde n’a plus rien à voir ; dès lors, c’est le temps blanc. Les cristaux accrochent et enserrent les bruits, les sons, plus rien ne réverbère, tout est mat. Chaque fois, mon enfance surgit comme un chat venu de nulle part.
Mais cette fois-ci, je vois la neige tomber comme s’il s’agissait du signe d’une géographie infernale de Dante. Des voitures et des camions sont arrêtés au col. Des véhicules lourds glissent lentement. Il me semble que moi aussi je glisse lentement, imperceptiblement. Peut-être les effets de l’altitude, j’ai découvert du sang sur mon oreiller au réveil du jour précédent. J’ai mal comme lors d’une otite – je suis, aussi, sujet aux otites…
La route du retour est interminable. Elle finit par se terminer. Je ne sais plus quand et comment je me retrouve dans mon lit. Je dors comme une souche, dit-on – et j’aime cette expression depuis que je sais que les souches ne sont pas les restes d’un arbre mort, mais la mémoire vivante de cet arbre toujours actif qui, via des faisceaux mycéliens souterrains, informe encore la vie du vivant autour de lui de son savoir plusieurs fois millénaire.
La souche que je suis n’est pas déconnectée du monde pendant ce sommeil de brute. Mais, pour l’heure, cette connexion s’effectue avec le virus : c’est lui qui a pris la main sur moi. Sur tout moi.
Le lendemain matin, je ne songe pas au Covid. Je passe chaque saison, de l’automne à l’hiver, comme un marin franchit les quarantièmes rugissants. De la fièvre, des ganglions, deux, trois, voire quatre jours avec des températures très élevées. Des antibiotiques, de la cortisone, une autre série d’antibiotiques, de l’oxygène parfois dans les saisons les plus brutales, ça passe, et les médecins regardent la chose comme des vaches un train à vapeur… On ne sait pas pourquoi, mais c’est ainsi chaque saison que fait le cosmos. Bien sûr, je suis vacciné contre la grippe…
J’estime donc que ce qui m’arrive est une énième répétition de ce qui m’attend non loin de chaque solstice d’hiver. On me conduit au petit matin dans une pharmacie où j’achète de quoi soigner la partie otite de la chose. Le liquide froid apaise la chaleur de la zone auriculaire. J’assure ensuite une conférence de presse de plus de deux heures. Puis un ultime entretient avec Stéphane pour le film que nous sommes venus faire pour les Arméniens. Nous prenons ensuite le chemin de l’aéroport.
Le vol s’effectue avec le masque. Depuis l’aéroport nous avons retrouvé les bons usages. Les trois heures de décalage horaire, l’extinction des lumières dans les cabines puis leur rallumage, le sommeil qui ne vient pas, sauf sous une forme qui mélange le cauchemar et l’assoupissement, la vitesse des image mentales de l’hallucination et l’extrême fatigue qui débouche dans le corps et l’âme, le cœur et l’esprit, comme un torrent descendu de la montagne qui déborde son lit puis ravage tout sur son passage, tout cela n’est pas du sommeil mais une entrée un peu plus profonde dans le monde du Covid.
Je rattache ce que j’ignore à ce que je connais : je prends pour des courbatures ce que les médecins nomment myalgie et qui s’avère l’un des signes du Covid… On a mal dormi sur un siège étroit, les genoux dans le nez, la colonne vertébrale tordue comme un serpent caché au fond d’une boîte ? Ça passera… Or, ça ne passera pas si simplement que ça. Ça commence.
Nous arrivons à Paris. Test Covid obligatoire pour récupérer les valises. Il est minuit passé, heure française. Nous sommes le mercredi 18 novembre. Une petite heure plus tard, les résultats tombent : négatif, tout le monde est négatif… Chacun retrouve ses bagages. Stéphane m’héberge chez lui à Paris. Je rentre à Caen le lendemain midi.
Je me sens fiévreux, fatigué, épuisé. Je vais dîner chez Dorothée samedi 21 novembre. Je me réveille fébrile le dimanche 22 novembre. Je ne songe pas encore au Covid, le test négatif effectué quelques jours plus tôt m’en dispense. Je retourne travailler chez moi en fin de matinée. Dans l’après-midi, je m’en ouvre à Dorothée : je suis fiévreux, j’ai vraiment de la fièvre, 38.5, j’ai des courbatures terribles, j’ai mal à la tête, je suis extrêmement fatigué. Elle me trouve un test Covid à faire dans la foulée sur le parking de SOS médecin à Caen. Nous y allons. J’apprends le lendemain lundi 23 novembre vers 16h que je suis positif. Elle est négative.
Mon premier mouvement consiste à joindre le professeur Raoult. Mon médecin entre en contact avec l’équipe marseillaise. Il a cru à l’hydroxychloroquine, y croit moins, voire n’y croit plus beaucoup, mais m’expose les faits : mon passé de cardiaque m’expose à un risque de mortalité induite par l’usage de ce médicament. «Torsades de pointe» est-il dit pour caractériser la mort qu’on risque en prenant cette thérapie dont on ne sait, finalement, si elle soigne ou non. Pour l’heure, je n’ai pas envie de mourir en martyr de l’hydroxychloroquine! Passer l’arme à gauche non pas à cause du Covid mais à cause du médicament censé le soigner, c’est plus d’ironie que je n’en peux ces temps-ci!
J’entre donc dans la médecine de Molière à laquelle le Covid contraint la totalité du corps médical planétaire: des antibiotiques, du zinc, de la vitamine C… «De l’eau, beaucoup d’eau, bien s’hydrater», etc. Les bonnes âmes qui sont plutôt bac moins douze en médecine y vont elles-aussi de leurs conseils : tisanes de thym et citron dans l’eau tiède au réveil, mettre le paquet sur mangues, citrons et bananes, il y a également les marchands d’ondes positives, les vendeurs de détoxifiants, les amateurs de complément vitaminés, les partageurs de poudres dont ils me confient les bonnes doses à la manière d’un secret transmis à l’initié. Et puis les inévitables dévots de l’homéopathie, les sectaires de la naturopathie. Je n’oublie pas les croyants qui m’associent à leurs intentions de prière. Etc.
Tout cela procède de bonnes intentions, j’y suis sensible, mais prouve que la connaissance scientifique a régressé et que, dans cette ère de post-vérité dans laquelle nous sommes, nombreux préfèrent l’alchimie à la chimie, la sorcellerie à la médecine, la déraison à la raison, la théologie à la philosophie. En disciple de Lucrèce, le matérialiste radical que je suis sais que le virus lui aussi veut la vie, sa vie, fut-ce au prix de la mort de ses hôtes, la mienne par exemple
Pour l’heure, je sais qu’il n’y a rien d’autre à faire qu’attendre.
Mon médecin m’informe. Les symptômes des deux premiers jours donnent l’impression que je suis affecté par une forme relativement bénigne: 38.5 de température nuit et jour avec des pointes à 39 et plus, une migraine perpétuelle, des courbatures comme si j’avais été roué de coups chaque nuit. Je trempe mon lit de transpiration comme si j’y avais renversé des bouteilles d’eau. Je comprends l’expression : être en nage. Un matin, mon pied pousse l’eau qui s’est accumulée dans les plis de mes draps. Mon oreiller semble sortir de la machine à laver.
Je suis extrêmement fatigué, épuisé. J’éteins la lumière à neuf heures le soir dans un immense état d’épuisement, je me réveille douze heures plus tard, plus fatigué que si j’avais fait trois nuits blanches de suite. Je ne sors pas du lit. Chaque voyage vers les toilettes m’oblige à me tenir aux murs. Difficile de se lever du lit, difficile de marcher, difficile de s’asseoir, difficile de se relever, difficile de retourner au lit, difficile de s’y jeter, écrasé, comme une pierre dans un linceul trempé.
La journée n’est évidemment pas consacrée à la veille, ce serait trop beau : elle sert aussi et encore à dormir, par salves de deux heures, comme abruti par de l’opium –j’ignore l’usage de ce stupéfiant comme des autres, mais c’est l’idée que je me fais de l’entrée dans ces mondes-là : une indicible torpeur. Une léthargie qui rappelle que, dans la mythologie grecque, Hypnos, le dieu du sommeil, n’est pas par hasard le frère de Thanatos, le dieu de la mort.
Ces longues nuits ne sont évidemment pas réparatrices : elles sont destructrices. Ce que le Covid prend dans la pleine lumière de la journée, il le prend également dans les ténèbres les plus sombres de la nuit. Moi qui ne me souviens la plupart du temps jamais de mes rêves et encore moins de mes cauchemars, j’expérimente une dangereuse confusion des registres: ce que l’on a cauchemardé on ne sait si on l’a vécu ou non…
Je sais, pour l’avoir lu en amont, que le Covid s’installe partout dans le corps et qu’il commet des ravages ici ou là : les poumons, le goût, l’odorat, le cœur, la peau, etc. J’avais également lu qu’il pouvait s’emparer du cerveau.
A la manière de Descartes qui se demande s’il rêve quand il rêve, s’il est éveillé quand il est éveillé et qui cherche à savoir s’il n’est pas éveillé quand il rêve ou s’il ne rêve pas quand il est éveillé, je me retrouve assis, trempé dans mon lit, vers quatre heures du matin, ravagé par un cauchemar dont je me demande s’il est vérité, erreur, fiction, rêve, réalité… Je suis assis, j’ai regardé l’heure, je ruisselle, mais je ne sais vraiment si je suis assis, si j’ai regardé l’heure, si je ruisselle ou si je fantasme que je suis assis, que j’ai regardé l’heure, que je ruisselle. Je parle à haute voix pour m’entendre. Suis-je sûr qu’il s’agisse de moi? Je me force à réciter quelques vers du Bateau ivre : est-ce bien moi ? Sont-ce les bons vers ? Qu’est-ce qui me le prouve ?
Ce cauchemar est en boucle : mais il n’est pas vraiment racontable car il s’apparente plutôt à des états comateux, à des moments d’hallucinations, à des lambeaux de folie arrachés à mon cerveau. Ce délire va vite, c’est tout ce que je sais : il me fait songer aux duplications lancinantes des cellules musicales entêtantes de la musique minimale et répétitive américaine, à ce que serait une figuration de l’éternel retour des choses dans un maelström d’images à la Jérôme Bosch en noir et blanc, au mouvement perpétuel d’une machine diabolique à nourrir le mal dans un vacarme de bruits industriels.
Je songe au nématode dont j’ai parlé dans Cosmos, ce ver parasite qui prend possession du cerveau d’un animal pour le commander : et si j’étais dans cette situation du Covid qui prend la main sur mon cerveau, mon encéphale, mon système nerveux ? Si je filais doux sous l’empire du Covid me conduisant à dire et penser ce que je dis et je pense ? Comment savoir si oui ou si non ? Si le Covid a pris la direction de mes idées à la faveur de cette fièvre qui va durer treize jours non-stop, aucune idée ne me permettra de le découvrir, aucun signe ne m’autorisera à savoir que je ne suis plus moi car, sinon, je le serais encore…
Je me retrouve physiquement et psychiquement recroquevillé sur moi-même et sur la nuit de moi-même à me demander si je ne suis pas déjà autre chose que cette domination du Covid sur mes états d’âme. Si, avant la mort comme on la définit au sens classique, mourir n’est pas aussi et surtout assister à cette autre façon de disparaître qui est de constater en soi le triomphe de ce qui nous abolit.
Comment retrouve-t-on la force de s’endormir quand on se demande si l’on est encore vivant ? c’est le Covid qui endort, qui réveille, qui laisse croire qu’on dort quand on se réveille et qu’on se réveille quand on dort. C’est lui qui pilote, tout – tout. On s’est demandé si l’on était mort ou vif, le vif en nous dit qu’on est mort, voire le mort en nous dit qu’on est vif, on ne sait donc plus rien, sinon que l’on se trouve au cœur nucléaire d’un vortex qui nous creuse comme on fore un abîme.
Le lendemain matin, détruit par ce séjour nocturne dans un monde fait de rictus sans visages et de ricanements sans faces, de cris sans voix et d’horreurs sans images, on se prend à se demander à nouveau qui l’on est encore, voire si l’on est encore quelqu’un ou quelque chose : Un être cauchemardesque ? Une nouvelle personne amputée du jadis d’elle-même ? Une figure mutante de soi-même téléguidée par le virus ? Quoi qu’il en soit, l’identité flanche. On n’est plus qu’un seau d’immondices infectés par le virus, une eau sale secouée par ses fermentations, un liquide thanatologique comme il existe de l’autre côté de l’être un liquide amniotique. C’est l’amnios du néant.
Comme pour se refaire, se remettre, se réparer de ces nuits de cauchemars, le Covid nous plonge à nouveau dans les cauchemars, mais de jour cette fois-ci. Ce qui a été vécu dans les plis moites de la nuit se retrouve vécu dans les plis ténébreux du sommeil qui revient dans la journée. Par blocs de deux heures, puis, plus tard, d’une heure, on retourne dans la salle des machines de l’hallucination. On dort mais l’on se croit à l’état de veille. On rêve donc qu’on ne rêve pas. Ce qui veut dire qu’on souffre tout le temps.
Impossible de faire autre chose que de servir de champ de bataille au virus pendant des semaines, une semaine, deux semaines, trois semaines, quatre semaines : ni lire, ni écrire, ni regarder un film, ni avoir une conversation. Les yeux brûlent dès le réveil. Les courbatures écrasent le corps au matelas comme l’attraction universelle plaque au sol le moindre gramme de terre. Les migraines ne laissent aucune disponibilité intellectuelle.
Le médecin m’apprend qu’il existe «un moment critique à passer»… L’enseigner c’est en créer l’augure ! Le révéler c’est l’activer. Je découvre donc que ce que je vis n’est pas si grave que ça tant que ce cap n’est pas passé ! C’est dire s’il faut réactiver de façon urgente la méthode épicurienne pour ne pas présentifier un mal à venir et souffrir de ce qui pourrait faire souffrir plus encore qu’on n’a déjà souffert ! Ce que l’on vit pendant une semaine passe alors pour un apéritif existentiel, une mise en bouche ontologique. Ce que l’on risque ? Les complications et, pour le dire en un mot, ce qui conduit franchement à la mort… On croyait se trouver déjà en territoire ennemi : pas du tout, il y a pire !
«Sept, huit jours» c’est déjà vague : quand on se demande si la mort n’approche pas en quêtant les signes de sa venue, un jour en plus ou en moins, ça compte… Mais ce comptage se fait à partir de quand ? L’entrée du virus dans le corps ? Les premiers signes de la maladie ? Le test positif ? Comme on ignore quand on est réellement contaminé, faut-il commencer le décompte dès les premiers symptômes ? On effectue donc le compte à rebours. L’orage cytokinique c’est donc ça : la mort qui arrive harnachée comme pour le Grand Jour ! L’un des cavaliers de l’Apocalypse qui rit à gorge déployée de cette histoire de cauchemar et qui fait savoir qu’il en va là de bluettes ! Avec lui, les choses sérieuses commencent. Dès lors, on guette le moindre bruit de son harnachement, les cliquetis les plus infimes, les reflets bleu nuit de l’armure sur le revers de sa propre âme abîmée…
Or, un signe arrive.
Ce sont d’incroyables crampes abdominales qui surgissent vers quatre heures du matin, l’heure de la nuit de la nuit. Au beau milieu de l’obscurité déjà bien remplie des cauchemars construits par la fièvre, arrive donc ce qui s’avère spectaculaire : comme si mon ventre était véritablement habité par une bête, je sens comme des coups de pieds, de dents, de griffes, de mufles dans mes intestins ! Le ventre est gonflé ; à sa surface on voit du vivant vibrant comme un nœud de vipères. Chaque coup est une violence. Quand cette bestialité se réveille dans les entrailles de la nuit en même temps que celles de mon ventre, je sais que je vais en avoir pour une heure…
J’imagine que mes intestins hébergent une colonie de rongeurs. Et qu’ils font un repas de viande, de sang, de chair, de lymphe – de tout… Ça cogne, puis ça cogne, ça cogne encore, ça bouge, ça change, ça se déplace, mais ça n’arrête pas. Chaque coup est une douleur. Et puis ça disparaît comme c’est apparu. La bête semble aimer la nuit, comme si elle la distinguait du fin fond des plis corporels dans lesquels elle se trouve. J’imagine qu’éteindre la lumière de ma chambre, déjà épuisé par la journée consacrée à souffrir et attendre, donne le signe du départ des hostilités intestinales. Une heure plus tard, presque montre en main, le festin du virus ayant eu lieu, il s’endort faussement. Epuisé, je me remets des affres de cette voracité en m’abandonnant aux cauchemars…
Mon médecin m’a laissé un oxymètre avec lequel je mesure ma saturation en oxygène au bout d’un doigt. Si je descends sous un chiffre, c’est l’hospitalisation… Les cauchemars, le sommeil la nuit et le jour, la fièvre qui ne tombe pas, les migraines qui emportent la tête toute la journée non-stop depuis une douzaine de jours, les courbatures, les fameuses myalgies, l’épuisement généralisé, voilà qui compte donc pour rien. Ces crampes abdominales l’inquiètent; il me propose une hospitalisation. J’y consens bien sûr. Il se pourrait en effet que ces douleurs au ventre annoncent le fameux orage cytokinique… Le calendrier funeste se rappelle à moi. Mon ventre est dur comme une pierre tombale.
Le mardi 24 novembre au matin tôt, la chose ayant été décidée tard par téléphone la veille au soir par mon médecin traitant , un ami chirurgien, Marc Anzalone, et Dorothée, alors que je dormais déjà chez moi, il était 23h, l’ambulance me conduit de mon domicile au CHU. La nuit n’est pas encore levée, je traverse Caen dans une ambulance qui active sa sirène. J’entre dans le service COVID. On me fait une batterie d’analyses, de prises de sang, on me perfuse. Je suis dans une chambre avec un vieux monsieur fatigué, Covid lui aussi. J’attends des scanners. Je dors une partie de la journée, habillé sur mon lit. Quand il faut descendre au scanner, je saigne du nez.
Le scanner ne montre rien sur le terrain abdominal. Une coloscopie de contrôle faite le mois précédent attestait que tout allait bien de ce côté-là. En revanche, l’examen du jour décelait une tache au poumon mais dans une étendue qui n’inspirait aucune crainte. C’était une lésion de Covid normale inférieure aux surfaces problématiques. Je portais au flanc la trace du Covid et au ventre un nœud de vipères invisibles.
On m’a proposé de rester en observation. J’ai demandé les bonnes raisons; il n’y en avait aucune. Je suis rentré le soir même chez moi. Dans la nuit, ce fut à nouveau la cavalcade abdominale. La liaison entre la toux, la tâche et les douleurs me semblait évidente.
Je toussais de façon sèche et légère depuis des semaines. Puis cette toux est devenue violente et brutale – comme entre chaque saison depuis des années… Elle me secouait tout entier et, à cause d’une fraction de déjection cardiaque jadis faible, il m’est même arrivé plusieurs fois de perdre connaissance. Un jour chez mon ami Denis Mollat, je me suis retrouvé la tête dans l’assiette après ce genre de malaise. Je retrouvais cette mauvaise toux. Quand elle semblait impossible de façon pectorale, il me semblait qu’elle se frayait un passage ailleurs, plus bas, et le devenait de manière abdominale.
La fièvre ayant disparu après treize jours non-stop, les cauchemars se sont évaporés, les migraines aussi. Il n’est resté qu’un léger voile de mal de tête. Je dormais beaucoup, nuit et jour. Chaque jour, mes amis voisins de palier Lydie et Cyril Le Thomas m’ont déposé déjeuners et dîners pendant tout ce temps-là. Je n’ai perdu ni le goût ni l’appétit – bien que moins ogre que d’habitude…
L’empoignement cardiaque de cette nuit du dimanche 6 décembre me laisse à penser qu’il est le signe d’une sortie des enfers. Je me suis mis à mon bureau cette nuit. J’ai rédigé ce texte sans interruption en quatre heures et demie. Le jour s’est levé. La lumière inonde maintenant la ville de Caen. Les pierres des maisons réfractent le soleil dans un camaïeu de jaunes. Je n’ai rien écrit depuis plusieurs semaines. Ça ne m’était jamais arrivé : c’est pour moi la punition la plus infernale.
Michel Onfray