Dans un récent ouvrage paru en 2020 et intitulé Ces évangéliques derrière Trump [1], l’universitaire québécois André Gagné nous le rappelle : «Les chrétiens blancs évangéliques ont joué un rôle considérable dans l’élection de 2016 en votant à 81% en faveur de Trump.» Et ils ne sont pas décidés à s’arrêter là lors du scrutin de novembre prochain. Donald Trump, malgré les scandales, malgré sa personnalité, malgré les erreurs, reste leur candidat fétiche. L’exemple parfait de la résilience et de la rédemption. D’ailleurs, Lance Wallnau, un des grands entrepreneurs et prédicateurs évangéliques du moment, le surnomme «Le candidat divin du chaos, Donald J.Trump et le dénouement de l’Amérique» [2].
De toute façon, tout concourt dans le contexte international à élire un futur président, qui leur rappelle le fameux roi perse Cyrus le Grand, celui-là même «qui fut choisi par Dieu pour l’affranchissement du peuple juif au VIe siècle avant notre ère». Un comble il est vrai pour un président qui mène une telle guerre contre l’Iran d’aujourd’hui, mais qui a donné largement suffisamment de preuves tangibles de son soutien indéfectible à Israël : rupture du traité sur le nucléaire avec l’Iran signé en 2015, déplacement de l’ambassade des Etats-Unis à Jérusalem en 2018, signature d’accords dits «de paix» selon lui avec plusieurs pays arabes. Et les courants évangéliques sont les premiers soutiens du sionisme et de l’Etat hébreu, car de là viendra de nouveau le Messie. La zone doit être totalement sécurisée.
Pour les évangélistes, seul Trump, qui se présente comme un «warrior» indéboulonnable, résistant à toutes les tempêtes, baignant dans le conservatisme, garant de la domination américaine, permettra à la nation de mener ce combat spirituel auquel des millions d’Américains croient
Mais le contexte international ne s’arrête pas au Moyen-Orient : pour ces évangélistes, l’heure est grave et tout est éminemment devenu politique. Certes, l’assassinat du général iranien en janvier dernier Quassem Soleimani, s’apparente bien à un des signes de la fin du monde, comme le rappelle l’auteur du livre, mais au-delà de ce symbole, face à la montée des périls de tout ordre culturel et religieux, les chrétiens doivent rester les seuls appelés par Dieu à dominer le monde, et dans un cadre politique, les premiers à régner sur l’ensemble des institutions politiques et culturelles des Etats-Unis. Mais la théologie évangélique va plus loin : la pandémie de la Covid-19 nous propulse à vitesse grand V dans une prophétie autoréalisatrice, celle de l’eschatologie et de la survenue de la fin du monde. Il y a urgence à agir. Pour les évangélistes, seul Trump, qui se présente comme un «warrior» indéboulonnable, résistant à toutes les tempêtes, baignant dans le conservatisme, garant de la domination américaine, permettra à la nation de mener ce combat spirituel auquel des millions d’Américains croient (et parmi eux dernièrement les anti-masques, les suprémacistes blancs contre Black lives matter, les communautés de la Bible Belt [3]: celui de la lutte ultime contre le diable qui semble vouloir renverser l’ordre du monde.
La montée des périls est grande au sein même des Etats-Unis. C’est une guerre entre riches et pauvres qui se profile avec la crise qui va durer, la pandémie qui n’est pas enrayée, mais aussi entre des mouvances proches des évangéliques et les athées, entre les défenseurs de l’ordre de Dieu qui guide la main de Trump et les groupes «proches de Satan», comme par exemple le Temple de Satan, reconnu comme une Eglise par le Massachussetts par exemple et qui n’y croient pas [4]. Les croyances des évangélistes sont non seulement complexes mais également multiples mais toutes concourent à une chose : la grande préparation à l’Armageddon. L’islam, l’Iran, les tenants de la destruction d’Israël en sont les porte-flingues. Aujourd’hui, la force de Trump, c’est, au plus profond de la société américaine, avant tout ce raz-de-marée évangéliste qui a inondé toutes ses sphères, et qui isolent de plus en plus irrémédiablement les îlots libéraux de New York et Los Angeles devenus des clichés de l’americanway of life d’avant. Depuis le déni du virus, le rejet impulsé par Trump d’obéir aux ordres des gouverneurs démocrates a augmenté les tensions au sein même des Américains. Pourtant, Trump a pu compter sur le soutien agressif et violent dans cette Amérique profonde des Etats puissants de la Bible Belt sous influence évangélique et néo-cons, profondément traumatisés que ces dernières années leur pays puisse être affaibli par des années de progressif collapsing, et de recul de la première puissance mondiale sur la planète.
Donald Trump chercherait, avec le soutien de ces courants, à incrémenter une vision binaire du monde
Trump leur a promis : «Make America great again». Il livre actuellement sur un plateau de l’histoire une Amérique au bord du précipice. Mais pour les évangélistes, la reconquête du leadership mondial et la destruction des forces du mal qui s’opposent à eux, doit passer par là, et est de leur responsabilité. Donald Trump chercherait, avec le soutien de ces courants, à incrémenter une vision binaire du monde. C’est la logique de confrontation de blocs, en divisant les pays musulmans d’une part, mais aussi en se servant des uns pour «taper sur les autres», tout en divisant les Occidentaux entre les Américains «d’origine», entendons les Blancs, et les minorités «agissantes» et complotant dans nos sociétés.
L’axe américano-émirato-saoudien, accompagné de l’allié israélien, renforcé après la signature des accords d’Abraham ces derniers jours à la Maison Blanche entre Tel-Aviv, Abu Dhabi et Manama, est en train de précipiter la logique binaire d’un combat du camp du bien contre celui du mal. Il isole chaque jour un peu plus l’Iran, en divisant le monde musulman, et exploite de plus belle la logique de confrontation religieuse. Pourtant, après l’effondrement du bloc soviétique en 1990, on pensait en avoir fini avec cette fameuse confrontation de blocs. Les USA avaient gagné et représentaient le phare triomphant du monde moderne, libre, libéral et dégagé du religieux. Il n’en fut rien avec le 11 septembre 2001 et les terribles attentats du World Trade Center à New York. Un bloc arabo-musulman se profilait petit à petit comme le nouvel ennemi commun, contre qui toutes les forces occidentales devraient s’unir pour survivre et ce, de préférence, avec l’aide du Dieu des chrétiens. Près de vingt ans plus tard, nous en sommes tout sauf sortis : non seulement, la force qui opère actuellement dans le monde risque bien d’absorber le monde tout entier dans un conflit civilisationnel mais également de diviser les Occidentaux entre pro et anti-américains. Car la force évangélique est mondiale.
Ce focus contre l’islam politique et de ses dérives islamistes, a détourné de notre attention la montée en puissance de tous ces courants chrétiens et évangéliques en Occident ralliés plus que jamais à Trump, mais aussi en Amérique latine, en Afrique subsaharienne ou en Asie. Le raz-de-marée évangélique est partout. En quête de retour aux sources, de purification, et de lutte contre l’obscurantisme religieux sur la planète, il s’inscrit dans une vision millénariste de la civilisation qui nous conduit tout droit au chaos puisqu’il faut aller jusqu'à la fin du monde pour pouvoir ressusciter «en mieux». Certains pensent que la mauvaise gestion de la pandémie par Trump lui serait fatale. D’autres pensent que contre la punition divine on ne peut grand-chose. Et Trump a résisté à tous les cataclysmes, celui-là compris. Peu importe le seuil récemment franchi des 200 000 morts du coronavirus.
Pour André Gagné, la mouvance évangélique était condamnée à glisser dans le champ politique de toute urgence. Car on ne reconstruit pas la société chrétienne sans politique. Car les «apôtres» de cette idéologie de domination sont avant tout des «entrepreneurs religieux et politiques» [5]. Car il faut pour peser et gagner, rallier les églises locales à un grand centre apostolique mondial, une nouvelle forme de gouvernement mondial dominant quelque part spirituel et politique donc. Ce combat spirituel ne fait que polariser la société américaine mais seuls les meilleurs résisteront. Le spectre de la guerre civile n’est plus une simple dystopie.
Retour à l’ordre ancien ? De toute façon, les choses sont claires, nettes, et coulées dans le marbre pour les évangélistes : Dieu ne peut que faire réélire Donald Trump
Quels que soient les résultats du scrutin, tous crieront au scandale, au complot, à la manipulation, à l’invocation du diable, si Trump perd. Et le pasteur Rick Wiles le déclarait sans ambages il y a encore peu: «Retirez Donald Trump de la Maison Blanche et vous allez inciter les Américains à prendre les armes à feu pour défendre la République contre les traitres séditieux et les radicaux, car le Parti démocrate est maintenant le Parti communiste des Etats-Unis.» [6] Gagné de conclure : «Wiles estime que la destitution du président conduirait ceux qui ont voté pour Trump à user de violence pour défendre leurs droits, et stigmatise du même coup les démocrates qu’il traite de communistes.» Retour à l’ordre ancien ? De toute façon, les choses sont claires, nettes, et coulées dans le marbre pour les évangélistes : Dieu ne peut que faire réélire Donald Trump. Quelles institutions ou lois humaines pourraient aller à son encontre ? Tout cela est pour le monde plus qu’inquiétant car l’Amérique est désormais radicalisée comme jamais avec un potentiel de violence interne quasi-inédit depuis l’indépendance. Pourtant, combien avons-nous été, par aveuglement, à simplifier les écrits de Samuel Huntington à l’époque qui évoquait ce «choc des civilisations» vers lequel nous courrons à grand pas, quels qu’en soient les moyens, et qui se profile chaque jour un peu plus ? Nous risquons de nous en mordre les doigts.
Sébastien Boussois
[1] Labor et Fides, Geneve, 2020
[2] Ouvrage cité, p.25
[3] Ce sont les Etats essentiellement du vieux Sud, conservateurs, ultra-pratiquants
[4] Groupement anti-chrétien qui vénère Satan et où les membres de cette congrégation sataniste rendent un culte au diable en arborant des cornes de diable durant les cérémonies face à une croix inversée
[5] Ouvrage cité, p.55
[6] Déjà cité, p.114