On a tendance à applaudir dès qu’on entend parler de «paix». Un «accord de paix» serait toujours une bonne nouvelle. Les accords annoncés entre les Emirats arabes unis et Israël, puis entre Bahreïn et Israël, méritent difficilement l’adjectif «historiques». Ils ne méritent pas davantage d’être considérés comme des «accords de paix», en réalité.
Ces accords, censés aboutir à une normalisation diplomatique, sont largement encouragés par Washington. Le mot «pressions» revient assez souvent pour décrire l’attitude du président américain et de son entourage à l’égard des pays arabes. A défaut de faire flancher des pays comme le Maroc et l’Arabie saoudite, les Américains ont pu compter sur leur allié émirien dans un premier temps, puis sur Bahreïn et peut-être demain le Sultanat d’Oman ou encore le Soudan.
Du point de vue des pays arabes évoqués, il s’agit de formaliser un dialogue préexistant (notamment concernant Abu Dhabi) et de façonner des partenariats économiques. Du point de vue du président Donald Trump et du Premier ministre Benjamin Netanyahou, il s’agit surtout de victoires communicationnelles (là où la communication est plutôt négative pour les Emirats et Bahreïn) et d’opérations électoralistes. En Israël, pourtant, ces «accords» ont été accueillis avec une certaine indifférence par la population : les Israéliens ont du mal à s’émouvoir d’un rapprochement avec des pays avec lesquels ils n’étaient pas en guerre. Les traités de paix avec l’Egypte (1979) et avec la Jordanie (1994) donnaient plus de motifs d’intérêt.
Noyer la question palestinienne : une illusion
Au-delà des considérations électoralistes et communicationnelles, l’objectif des Israéliens est évidemment de noyer la question palestinienne. Israël veut multiplier les accords bilatéraux avec les pays arabes afin d’affaiblir encore plus les Palestiniens en les marginalisant dans le monde arabe, et en les privant d’un ultime moyen de pression, certes essentiellement symbolique. Mais tandis qu’Israël pouvait espérer il y a quarante ans un accord avec le Liban, il y a un vingt ans avec la Syrie, il est bien obligé de se contenter aujourd’hui de pays de la péninsule Arabique.
Certains pensent naïvement que la question palestinienne n’existe plus simplement parce qu’on en parle et qu'on s’y intéresse de moins en moins. Comme si la communication avait véritablement évincé le réel. Rappelons que les Palestiniens sont toujours là, qu’ils sont même de plus en plus nombreux, et que l’arbitraire et l’injustice aujourd’hui sont les moteurs de la violence de demain. On a tort d’applaudir les initiatives qui viennent nourrir leur désespoir. Ce n’est ni moralement acceptable, ni politiquement intelligent.
Pour contourner le dossier palestinien, les Israéliens sont prêts à des concessions très limitées. Pour faire plaisir aux Emiriens (à peu de frais), le Premier ministre israélien a bien voulu «reporter» son projet d’annexion de la Cisjordanie et le chef du Mossad a considéré Ankara (principal adversaire actuel d’Abu Dhabi), dans le cadre d’un échange avec des homologues émirien, saoudien et égyptien, comme une menace plus grande que Téhéran. En face, les Palestiniens se sentent trahis, esseulés et semblent déterminés à s’unir. Comme après la défaite de 1967, ils savent qu’ils ne peuvent compter sur personne.
Marginalisation du monde arabe
Pour l’instant, les Saoudiens – qui craignent malgré tout l’opinion – se montrent pusillanimes. D’un côté, le sort des Palestiniens ne les intéresse que modérément. De l’autre, ils ne veulent pas confirmer la thèse (déjà perceptible) selon laquelle le dossier palestinien est davantage pris au sérieux par des puissances non arabes : l’Iran et la Turquie. Cette dernière, qui reconnaît bien l’Etat hébreu depuis soixante-dix ans, n’a pas hésité à critiquer les normalisations en cours.
En comparant la situation actuelle avec la situation en 1978-1979 (accords de Camp David puis traité de paix israélo-égyptien), la marginalisation du monde arabe saute aux yeux, bien que les pays arabes ne fussent pas à l’époque particulièrement forts. Rappelons tout de même que la Ligue arabe avait sanctionné l’Egypte en 1979 et que le siège de l’organisation fut déplacé du Caire à Tunis.
Cette fois, non seulement la perspective d’une normalisation israélo-émirienne a été saluée par plusieurs pays (dont l’Egypte, bien sûr), mais la Ligue arabe s'est retrouvée dans l’incapacité de sanctionner ou de condamner l’attitude d’Abu Dhabi, au grand dam des Palestiniens. Les membres les plus récalcitrants en apparence se sont contentés d’une abstention : l’Algérie, la Tunisie, le Liban et l’Irak. Cette configuration rappelle deux choses : la domination exercée par les pays du Conseil de coopération du Golfe sur l’ensemble des Etats arabes, et l’incapacité à tenir tête aux pressions américaines et à l’aventurisme israélien.
En 1979 comme aujourd’hui, on récompense les dirigeants israéliens les plus méprisants à l’égard des Palestiniens. En 1979, Menahem Begin pouvait déclarer sans vergogne : «Israël ne reviendra jamais aux frontières d’avant la guerre de juin 1967, il n’y aura pas d’Etat palestinien en Cisjordanie, Jérusalem restera pour l’éternité la capitale d’Israël.» Plus de quarante ans plus tard, Netanyahou dit à peu près la même chose. Il faut avoir l’honnêteté de parler d’impunité s’agissant des Israéliens et de faiblesse s’agissant des pays arabes et des Palestiniens, et non de «paix».
Adlene Mohammedi