La conversion de Sainte-Sophie, un choc pour l'ensemble du monde orthodoxe

Opposées sur diverses questions institutionnelles et politiques, les églises orthodoxes déplorent d'une même voix la conversion en mosquée de l'ancienne basilique Sainte-Sophie à Istanbul. Une analyse de Raphaël Blere.

Construite par l’empereur Justinien en 537, la basilique Sainte-Sophie a été dédiée à la Sagesse Divine (en grec : Sophia). La Sophia se rapporte au Logos, qui est venu s’incarner parmi les hommes : Jésus-Christ. Cette église fut dès le départ le symbole de la symphonie byzantine cherchant à unir le temporel et le divin.

Après la chute de Constantinople en 1453, elle fut transformée en mosquée puis, en 1934, le bâtiment devint un musée. Cette nouvelle affectation a été considérée comme une victoire du laïcisme européen promu en Turquie par Mustafa Kemal Paşa (Atatürk).

De fait, le mouvement kémaliste, fondé sur les principes de la révolution française, constituait la base idéologique de la république turque, particulièrement au sein de l’armée. Le kémalisme est orienté sur trois axes : occidentalisation, laïcité et nationalisme modéré. C’est ce dernier point qui a principalement posé problème à l’Union européenne, en raison d’une incompatibilité philosophique sur la conception de l’Etat-nation. L’étatisme turc et son esprit d’indépendance exacerbé ne se sont jamais accordés avec la politique européenne.  

La religion, mise au ban de la société par la pensée matérialiste de l’autoritaire Etat kémaliste, n’a jamais disparu au sein de la population. Celle-ci se revendique aujourd’hui en majorité de l’islam sunnite, considérant comme une humiliation un certain étouffement de son passé et de sa tradition musulmane. A cause de l’élitisme kémaliste, les masses n’ont donc pas adopté ses valeurs. La légitimité de la doctrine athée, pratiquement érigée en religion laïque «atatürkiste» dans les années 90, n’a fait que chuter jusqu’à nos jours. A terme, on assiste au rejet des «droits de l’homme» et du concept même de démocratie à l’occidentale, remplacée par un Etat turc autoritaire, souverain et religieux.

La nouvelle politique turque nostalgique de l’Empire ottoman s’est servie de la transformation du musée «Sainte-Sophie» en mosquée en vue d’affirmer son identité religieuse. Le président Erdogan se présente ainsi comme le continuateur du kémalisme en ajoutant l’islam comme support idéologique et religieux.

Sainte-Sophie cristallise ainsi des tensions multiples entre l’Est et l’Ouest, entre une partie du monde musulman et le monde occidental sécularisé, mais aussi et malheureusement avec le monde chrétien.

Le Pape François se dit «affligé» et la base catholique se sent plus ou moins concernée par le destin du frère byzantin peu connu. Les tensions sociales et identitaires intra-européennes ne permettent pas aux Européens d’examiner ce problème avec attention. Ajoutons à cela des contradictions spirituelles et idéologiques trop fortes pour que l’Europe sécularisée puisse encore proposer un projet civilisationnel cohérent.

Un symbole inquiétant pour les églises orthodoxes

C’est dans le monde orthodoxe que les critiques se sont faites les plus vives et les plus précises, le Patriarche Bartholomée Ier de Constantinople ayant ainsi affirmé que le changement de statut de la basilique Sainte-Sophie pourrait être une cause de fracture entre l’Est et l’Ouest : «Cela poussera des millions de chrétiens dans le monde entier contre l’islam». Le monde grec et orthodoxe en général est donc entré en ébullition, vivant cet événement comme une seconde tragédie après l’invasion de Constantinople en 1453. Le pouvoir turc vient d’annoncer à point nommé le 28 juillet 2020 la fin des travaux du monastère de Sumela en Turquie et sa restitution au Patriarcat de Constantinople : peut-être s’agit-il d’un coup médiatique en vue d’apaiser les esprits. 

Une offense pour la sensibilité de millions de chrétiens à travers le monde, qui pourrait mener à une détérioration des équilibres interreligieux et de la compréhension mutuelle entre chrétiens et musulmans, pas seulement en Turquie, mais aussi ailleurs

L'Eglise orthodoxe russe est elle aussi montée au créneau en tant que protectrice des Chrétiens d’Orient. Son action s’appuie sur une politique de restructuration de ses réseaux au Moyen-Orient, favorisée par le retrait progressif des Américains. Le Patriarche de Moscou considère ce changement de statut comme une «menace pour l’ensemble de la civilisation chrétienne». Les évêques du Saint-Synode russe ont déclaré que la conversion de Sainte-Sophie en mosquée était «une offense pour la sensibilité de millions de chrétiens à travers le monde, qui pourrait mener à une détérioration des équilibres interreligieux et de la compréhension mutuelle entre chrétiens et musulmans, pas seulement en Turquie, mais aussi ailleurs».

Le Saint-Synode de l’Eglise russe déclare quant à lui : «Nous adressant aux Eglises locales fraternelles, nous notons avec une tristesse particulière que le monde orthodoxe fait face aujourd’hui à un événement aussi triste pour la Sainte Eglise orthodoxe, qui est une conséquence directe de la scission anti-canonique en Ukraine et qui a affaibli notre capacité à faire face conjointement aux nouvelles menaces spirituelles et aux défis de la civilisation. Maintenant, à une époque de christianophobie croissante et de pressions croissantes de la société laïque sur l’Eglise».

Le secrétaire général par intérim du Conseil œcuménique des églises (auquel n’appartient pas l’Eglise catholique), le professeur Ioan Sauca, reproche à Erdogan d'avoir «inversé ce signe positif de l'ouverture de la Turquie pour en faire un signe d'exclusion et de division». En outre, la décision du Conseil d’Etat turc risque d'encourager «les ambitions d'autres groupes, ailleurs, qui cherchent à modifier le statu quo et à promouvoir le renouvellement de divisions entre les communautés religieuses», avertit-il. 

Tous s’accordent à dire que les relations œcuméniques engagées depuis des décennies risquent d’être remise en cause si des événements comme la conversion de la basilique Sainte-Sophie se reproduisent. Les déclarations des autres patriarches orthodoxes sont aussi très claires.

On observe dans le monde orthodoxe une unanimité concernant le sort de la basilique Sainte-Sophie, malgré de graves divergences qui s’expriment dans d’autres domaines. Toute la communauté orthodoxe regrette cet événement qui restera gravé dans les esprits de façon indélébile.

Si Sainte-Sophie représente aux yeux du monde un symbole de paix et de présence divine, l’impact politique de l’événement ne saurait être aussi grand que sa portée symbolique. C’est cette portée symbolique qui pousse plusieurs Eglises orthodoxes à vouloir construire des répliques de la basilique-mère sise à Istanbul.

La réalisation la plus avancée est celle de la cathédrale Saint Sava (fondateur de l’Eglise orthodoxe serbe) à Belgrade dont le plan reproduit celui de Sainte-Sophie de Constantinople. Dans ce chef-d’œuvre en partie financé par la Russie, on verra un ensemble de mosaïques (aujourd'hui achevé à 85%) encore plus important et aussi somptueux que celui de sa sœur jumelle.

En Syrie, dans la ville de Suqaylabiyah, située dans la province de Hama, une «Sainte-Sophie  miniature» sera financée par l'Etat syrien et construite avec le soutien des forces armées russes présentes sur place.

Cependant, la construction de ces nouvelles églises ne peut cacher les divisions internes orthodoxes. Comme l’affirme le Patriarche Kirill de Moscou, une orthodoxie unie pourrait se défendre plus facilement. La question de la primauté entre les Eglises orthodoxes est au cœur des imbroglios de ces dernières années, Moscou accusant le patriarcat de Constantinople de «papisme» pour son ingérence en Ukraine. L’Eglise orthodoxe ukrainienne créée à partir d’éléments schismatiques par Constantinople et ses alliés américains constitue la face visible des tensions entre le Phanar et Moscou. Tant que la guerre civile en Ukraine ne sera pas terminée, l’Eglise orthodoxe restera affaiblie, coupée entre le monde grec et leurs frères slaves, et ce même si l’on constate depuis plusieurs années une véritable résurrection de l’orthodoxie en Russie. 

Malgré le constat de ces fortes dissensions, un lien intangible continue d’exister : c’est celui du temps et de l’espace sacré de la foi chrétienne vécu au cours de la Divine Liturgie. La basilique Sainte-Sophie de Constantinople restera toujours une expression sublime de la transcendance divine.

Raphaël Blere