Lors de son message présidentiel de janvier, Vladimir Poutine a lancé le projet d’une réforme constitutionnelle axée sur la défense des valeurs traditionnelles et sociales, qui sont historiquement celles de la Russie, et de la souveraineté du pays, la Russie ne pouvant exister que comme pays souverain. Pour autant, dans le même message, la participation de la Russie au monde global est non seulement affirmée, mais revendiquée. Il ne s’agit donc pas, dans la vision développée par Vladimir Poutine, de remettre en cause la globalisation, mais de défendre le droit de la Russie d’y participer à ses conditions. Ce qui est un pari risqué, le monde global, par définition, ne pouvant avoir qu’un seul centre politique décisionnaire, qui n’est pas Moscou. Reste le combat pour un monde multipolaire, mais composé de plusieurs blocs. C’est cette ambivalence qui va imprégner la réforme constitutionnelle devant passer le 1er juillet au crible du vote populaire.
Le premier enjeu de la réforme de la Constitution russe de 1993 est bien de donner les moyens au pays de jouer dans un jeu, dont les règles ont changé depuis le début des années 90. Tout texte constitutionnel est l’image des rapports, à l’intérieur d’un pays, entre l’État, la société et l’individu, et à l’extérieur, il détermine les relations du pays avec les autres puissances. Le contexte idéologique aujourd’hui n’est plus celui du début des années 90 et la Russie elle-même a changé, l’admiration naïve d’un Occident fantasmé n’a pas résisté à quelques années de réalité.
Affirmer la famille traditionnelle lorsque les minorités «tolérantes» imposent aux États devenus progressistes le mariage homosexuel et leur droit à l’adoption des enfants est un acte symbolique, autant qu’une profession de foi. L’universalisme a ses limites, celles des traditions propres à chaque pays – lorsque le pays a les moyens et la volonté de les défendre.
Réaffirmer les droits sociaux lorsque la course néolibérale s’impose à tous les gouvernements, notamment en Russie, revient à reconnaître certaines limites à la vision destructrice de l’homme réduit un individu, élément de production et de consommation, qui n’a de sens dans la société néolibérale que par son utilité quantifiable. Pour autant, il n’y a aucune remise en cause fondamentale du cours néolibéral choisi en Russie, qu’il s’agisse des méthodes manageriales de gouvernance, du culte numérique ou du démembrement des services publics.
Cette révision est à la fois un compromis idéologique constitutionnalisant certains symboles du monde global (les «volontaires» ou l’écologie), mais en donnant des armes pour l’avenir, si la volonté politique est assez forte pour défendre l’intérêt national face aux intérêts du monde global
Si la Russie a ainsi décidé de jouer selon les règles globales, elle doit garantir certains éléments de souveraineté pour préserver son existence – physique. Il en est ainsi de l’exigence d’absence de double nationalité pour les membres dirigeants, de la défense de la vérité historique ou du rappel de la préservation de l’intégrité territoriale avec l’interdiction de négocier le territoire. Il en est surtout ainsi des dispositions réaffirmant la supériorité des normes constitutionnelles sur le droit international, pourtant évidentes au regard de la théorie du droit classique, qui n’a pas (encore) remis en cause la hiérarchie des normes. Les réactions violentes contre cet amendement, provenant des milieux d’opposition dite «libérale» et des instances européennes sont particulièrement significatives. Dans les années 90, la Russie est entrée, pleine d’espoir, dans le Conseil de l’Europe et a reconnu la juridiction de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). La CEDH adopte des décisions traitant de la conformité des normes nationales aux normes de la Convention européenne des droits de l’homme. Étant une juridiction internationale, logiquement, elle n’a pas compétence pour remettre en cause l’interprétation interne des normes juridiques, ni la signification des normes constitutionnelles. Or,au fond, ces dernières années, son activité s’est largement, non seulement politisée (par un soutien très large aux oppositions politiques – Navalny, Pussy Riot, etc.), mais idéologisée par le développement d’une politique juridictionnelle remettant en cause et les valeurs traditionnelles (famille, religion, etc.) et les symboles de l’État (frontière, migration, etc.). De plus, la CEDH exige que ses décisions remettant en cause l’interprétation des normes constitutionnelles des Etats-membres soient appliquées par ceux-ci. C’est pour cela que la Commission de Venise et la CEDH se sont prononcées contre cet amendement à la Constitution russe. En toute «objectivité», ils ne veulent pas perdre leurs prérogatives – ni leur pouvoir. C’est ici plus un rapport de forces, qu’un rapport de droit : dans un monde global, les décisions doivent s’imposer aux États, sans qu’elles puissent être discutées par eux, puisqu’elles permettent cette unification globalisatrice des systèmes juridiques et l’alignement des systèmes politiques. L’application automatique des décisions internationales est un renoncement à la souveraineté des États, qui ne peuvent plus déterminer de leur ordre juridique. La Russie, si elle accepte de participer au jeu global, entend par cet amendement rappeler les limites de son alignement.
Le second enjeu de la réforme constitutionnelle est la garantie de la continuité du pouvoir, tout en étant la reconnaissance de l’échec de la transition du pouvoir.
Ainsi, cette révision est à la fois un compromis idéologique constitutionnalisant certains symboles du monde global (les « volontaires » ou l’écologie), mais en donnant des armes pour l’avenir, si la volonté politique est assez forte pour défendre l’intérêt national face aux intérêts du monde global. Les cartes sont en quelque sorte redistribuées, tout va dépendre des joueurs.
Le second enjeu de la réforme constitutionnelle est la garantie de la continuité du pouvoir, tout en étant la reconnaissance de l’échec de la transition du pouvoir.La question de la succession de Vladimir Poutine était sur toutes les lèvres, puisque son dernier mandat possible est en cours, chacun cherchait les signes politico-médiatiques d’un nouvel adoubement. L’intervention de la députée Valentina Terechkova, première femme dans l’espace et dont la popularité a été mise à contribution, fut un choc, tant par la forme que par le fond. Une véritable ode à la gloire personnelle de Vladimir Poutine s’est élevée lors des débats parlementaires, presqu’un appel au secours, déplacée et dérangeante en ces murs. Après quelques mises en scène plus ou moins juridiques, il en est sorti la fameuse annulation des mandats antérieurs de Poutine, lui permettant ainsi, et uniquement lui, de se représenter pour un nouveau cycle. Cet amendement conduit l’opposition russe, dont l’hystérie redouble, à appeler à voter contre un projet dit«dictatorial». Pourtant, le problème n’est pas dans la dictature, qui, au minimum, exige une force et une constance politique, dont les États contemporains ne sont plus capables. Et ce d’autant plus, que la réforme ne prévoit pas une concentration des pouvoirs, mais une complexification des interactions entre le législatif, l’exécutif et le judiciaire.
L'idée d'une prolongation quasiment ad vitam de la présidence Poutine répond avant tout à la peur du vide et donc à l’étrange dénie d'existence de figures politiques aptes à gouverner en Russie. Or, cette démarche ne fait que repousser la question de l'après, car même si le charisme politique de Vladimir Poutine est exceptionnel, il est un être humain et l'éternité n'est pas de ce monde. De plus, la règle des deux mandats aurait parfaitement pu être remise en cause, car le principe de la limitation des mandats est une logique néolibérale, visant à la réduction de la puissance politique de la fonction présidentielle. Le pouvoir a besoin de temps pour s’imposer, soit les dirigeants nationaux en disposent, ce qui les oblige à gouverner dans le sens de l’intérêt de leurs électeurs, et sont plus forts, donc moins manipulables, soit ils n’en disposent pas, sont affaiblis comme leur pays.
Le plus difficile dans le travail constitutionnel n’est pas d’écrire un texte, mais de lui donner vie. La véritable réforme de la Constitution va prendre du temps, celle qui va permettre à la société, au pouvoir, aux citoyens de faire sien cet aménagement du contrat social, cette déclaration d’intention.