Sans grande surprise, la manifestation des soignants a donné lieu à des débordements à Paris. Des éléments radicaux ont affronté la police.
Cette si prévisible réponse du berger antifa à la bergère gouvernementale illustre le climat dégradé dans lequel se tient le Ségur de la Santé. Présenté dimanche dernier encore par Emmanuel Macron comme une solution, ses participants lui reprochent d’être une simple mise en scène destinée à étouffer les revendications.
Dans la pratique, le Ségur est un leurre puisqu’il réunit des décideurs qui sont à l’origine du déclin de l’hôpital français, et de la verticalité bureaucratique qui le paralyse et le décourage.
Les soignants face à la surdité institutionnelle
Le Ségur de la Santé était la réponse du gouvernement au malaise des soignants, exprimé depuis plus d’un an, notamment à l’occasion de grèves dans les services d’urgence. Ces grèves visaient à dénoncer un manque de moyens dans les services, sur lequel il y aurait beaucoup à dire, tant il est compliqué à analyser (nous ne reprendrons ici les comparaisons dressées par l’OCDE qui montrent que l’hôpital public en France ne souffre pas d’un problème de moyens, mais d’une suradministration étouffante).
Assez logiquement, ce grand rendez-vous de concertation aurait dû constituer un moment de réconciliation entre le pouvoir exécutif et ses personnels hospitaliers dont la conduite a été exemplaire durant toute la crise du coronavirus. Mais on ne se refait pas, même pendant un confinement ! Dès les premières heures de réunion, les coups ont commencé à pleuvoir.
Ainsi, assez rapidement, Sud a claqué la porte des réunions. Une semaine plus tard, le collectif Inter-Hôpitaux, à l’origine des grèves aux urgences, a exprimé ses doutes sur l’opération. Parallèlement, le Ségur a oublié quelques figures essentielles de la Santé, comme les infirmières libérales.
En réalité, tous ces accrocs ont nourri l’idée que le Ségur de la santé était une mise en scène et non une vraie concertation destinée à aboutir.
La question de la bureaucratie sanitaire savamment diluée dans les débats
Au demeurant, le choix des quatre «piliers» de discussion a savamment évité de percuter de plein fouet la question de la bureaucratie hospitalière et de la suradministration de la santé en France. Ainsi, on parle évidemment carrières et rémunérations, on parle investissement et financement, on parle de «simplifier radicalement les organisations». Mais la question de fond, qui est l’autonomie des hôpitaux et leur agilité par leur liberté d’organisation est occultée.
Si l’on admet l’hypothèse que les hôpitaux souffrent d’un excès de centralisation et de verticalité, on comprend bien que le principe même du Ségur empêchera d’aborder la question frontalement. Comment les praticiens au quotidien de la verticalité et de la centralisation, qui verrouillent le ministère de la Santé et les ARS, pourraient-ils prôner subitement le contraire de ce qu’ils pratiquent ?
Pourquoi les salaires n’augmenteront pas autant que les soignants le veulent
Si l’on comprend que le Ségur de la Santé est un exercice qui consiste à demander aux loups de protéger la bergerie, la façon dont les sujets tabous est abordée indique que l’augmentation des salaires est par avance peu probable, et qu’elle se terminera selon toute vraisemblance sur un bidouillage compliqué qui décevra les personnels concernés. Les soignants des hôpitaux publics sont en effet enfermés dans le carcan complexe des grilles indiciaires de la fonction publique dont les moindres évolutions sont millimétrées et soumises à des discussions interministérielles interminables.
C’est l’inconvénient d’être fonctionnaire : les soignants sont quelques bâtonnets dans un immense mikado. les faire bouger dans cet ensemble est éminemment périlleux et ne permet pas de mouvement fluide. Il faut se contenter d’avoir un peu sans déranger les autres.
Au demeurant, l’administration sait très bien inventé des outils abscons pour régler ces sujets avec une timidité épuisante. Et c’est probablement à quoi se destinent les soignants. On entend d’ici les mesures pluriannuelles de rattrapage, les bonifications indiciaires de ceci ou de cela, les primes exceptionnelles en tous genres, qui seront autant de bouts de ficelle pour concilier l’aspiration à une augmentation de salaire avec les rigidités de la bureaucratie toute puissante.
L’agilité absente des débats
Sur le fond, la crise du coronavirus a montré que l’hôpital était capable de tripler en quelques jours le nombre de lits de réanimation sans augmentation de moyens dès lors qu’on interrompait le règne de la bureaucratie et qu’on proclamait l’avénement de l’horizontalité. L’hôpital peut être agile lorsqu’il cesse d’être dirigé par des cols blancs qui croient jouer aux chefs d’entreprise. Il se porte même très bien lorsqu’il se concentre sur sa mission de soigner les malades.
Aussi, le seul sujet utile du Ségur devrait être résumé en une question : comment rendre nos hôpitaux publics agiles et réactifs ? On l’a vu, cette idée a été escamotée au profit d’une notion de «simplification», qui permet de faire croire que le problème n’est pas la prise du pouvoir dans la santé par une caste de managers publics incompétents, mais plus la complexité de l’organisation.
Or la complexité de l’organisation est une conséquence, et non une cause. L’hôpital est rendu compliqué par des bureaucrates qui prennent le pouvoir en inventant des milliers de règles. Mais ce serait une erreur de croire que l’on supprimera la cause en s’attaquant seulement aux conséquences.
On prend le pari ici que le chantier de la «simplification radicale» à l’hôpital connaîtra la même fin tragique (et rapide) que toutes les tentatives de simplification que l’État prétend mener depuis vingt ou trente ans.
La réaction des élites face à la crise de la verticalité
C’est bien ce qui se joue au Ségur de la Santé : la verticalité est en crise, parce qu’elle est allée trop loin, et parce qu’elle est devenue trop étouffante. Mais les élites qui l’utilisent pour contrôler le pays n’ont pas dit leur dernier mot.
Sous la pression du «terrain», on concerte, on prend langue, on se rencontre, on écoute sagement. Mais cette palabre se limitera à ce qui n’est pas vital dans l’économie générale du système. On augmentera un peu les salaires, on serrera trois vis ici, et on relâchera deux boulons là. L’essentiel restera à l’abri du temps : la bureaucratie de l’avenue de Ségur et sa kyrielle d’agences nationales, régionales, locales, demeureront les seigneurs de la santé.
D’ailleurs, dès le début du mois de juin, Gérald Darmanin annonçait qu’il ne supprimerait pas les 300 postes prévus dans l’administration de la Santé. La boucle est bouclée.