Pour les eurodéputés, c’est l’heure de gloire. Du moins le croient-ils. Ils exhibent à la ronde leurs petits bras musclés. Même si, dans la vraie vie, personne, en dehors de la bulle bruxello-strasbourgeoise, n’y prête la moindre attention.
C’est que, une fois tous les cinq ans, les membres de l’europarlement se réjouissent d’exercer une des prérogatives qui leur a été octroyée : auditionner les futurs commissaires européens, les jauger, les juger, voire leur faire la morale.
En juillet, l’Allemande Ursula Von der Leyen avait été désignée par le Conseil européen, au terme d’un laborieux compromis, pour présider le futur exécutif bruxellois, puis confirmée par un vote – serré – au sein de l’hémicycle de Strasbourg.
Le 10 septembre, elle a présenté sa future équipe composée des vingt-six membres désignés, chacun, par un Etat membre. Ursula Von der Leyen a proposé une répartition des portefeuilles et des compétences moyennant une complexe alchimie.
Les «auditions» des candidats par les eurodéputés se sont déroulées du 30 septembre au 8 octobre. A Strasbourg, on évoque plus couramment des hearings, le terme anglais rappelant involontairement que ces séances de «passage sur le gril» sont directement importées des procédures ayant cours à Washington, lorsque les futurs ministres sont examinés par le Congrès avant leur nomination effective.
Et le 23 octobre, le collège dans son ensemble devrait être soumis au vote de l’Assemblée. Un rejet est hautement improbable (les europarlementaires ne prendront pas le risque de créer une nouvelle crise pour l’Union européenne, qui n’en manque déjà pas), mais cette arme implicite est censée donner un certain poids à leurs votes indicatifs sur chacun des candidats. Ceux-ci ont donc défilé devant une ou plusieurs commissions de l’europarlement en fonction des attributions pour lesquelles ils sont pressentis.
En outre, cette année, la commission «affaires juridiques» disposait d’une prérogative supplémentaire par rapport à 2014 : l’examen des éventuels conflits d’intérêts susceptibles de plomber certains prétendants. Pour faire valoir – ne serait-ce qu’à leurs propres yeux – leur importance, les eurodéputés ont «recalé» deux candidats dès cette étape préliminaire.
La Roumaine Rovana Plumb, pressentie pour les transports, s’est vu reprocher deux emprunts jugés douteux, ainsi qu’une différence entre ses déclarations de revenus adressées à Bucarest et à Bruxelles ; les examinateurs n’ont pas non plus été convaincus par des sommes qu’elle aurait empruntées puis données à sa formation politique, le Parti social-démocrate roumain.
Quant au Hongrois Laszlo Trocsanyi, qui aurait dû hériter du portefeuille de l’élargissement, il n’a pas été jugé convaincant quant aux liens que son ancien cabinet d’avocats aurait précédemment entretenus avec le pouvoir de Budapest, alors même qu’il était lui-même ministre de la justice.
Certes, il s’agit d’histoire ancienne. Mais les sociaux-démocrates auraient eu du mal à avaler que seul l’un des leurs soit recalé. Du coup, le PPE (droite européenne) s’est résigné à ce que l’un des siens soit également dégagé. Même si, en l’occurrence, il s’agit d’un homme issu du Fidesz, le parti du premier ministre Viktor Orban officiellement «suspendu» du PPE pour «atteintes à l’Etat de droit». En réalité, Laszlo Trocsanyi a fait face à l’hostilité d’une majorité d’eurodéputés du fait de ses anciennes fonctions : comme ministre de la justice et proche de Viktor Orban, il est jugé responsable des lois ayant restructuré le système judiciaire de manière «contraire aux valeurs européennes», selon l’état d’esprit qui règne à Bruxelles.
A Budapest, on a dénoncé des représailles politiques inavouables de la part de ceux qui n’acceptent pas l’opposition hongroise à l’immigration. Mais Viktor Orban a accepté sans trop protester de nommer un autre candidat en remplacement de son poulain éconduit. Et la Roumanie va faire de même.
Reste que ces deux refus concernent deux pays de l’Est. Certains ont fait remarquer que, pour des faits apparemment plus graves, d’autres – issus de pays de l’Ouest – sont passés entre les gouttes de cet examen préalable.
Sylvie Goulard n’a certes pas été recalée à l’examen préalable, mais elle s’est fait chahuter lors de son passage devant les eurodéputés, non pour sa « foi européenne » dont personne ne doutait, mais pour plusieurs casseroles
Le Belge Didier Reynders, ancien ministre de la Défense dans son pays, est ainsi accusé par un lanceur d’alerte issu des services secrets d’avoir contribué à débloquer des fonds libyens gelés en échange de juteux contrats d’armement. Le procureur de la ville de Bruxelles a opportunément clos l’enquête quelques jours avant son audition.
De son côté, le futur (et sortant) commissaire désigné par l’Autriche, Johannes Hahn (PPE), s’est vu simplement demander de vendre son portefeuille d’actions avant de prendre en charge le futur budget de l’UE. Pour sa part, le Commissaire pressenti pour l’Economie, l’ancien premier ministre italien Paolo Gentiloni, a juste indiqué qu’il ferait de même plus tard.
Quant au futur chef de la politique extérieure et de sécurité, le socialiste espagnol Josep Borrell, il a été prié de fournir quelques précisions sur ses actions (de la firme pétrolière Iberdrola, du chimiste Bayer-Monsanto…) sans même qu’il lui soit demandé de les céder. Celui qui va quitter ses actuelles fonctions de ministre des Affaires étrangères à Madrid (et qui fut antérieurement président de l’europarlement) a du reste fait l’objet d’une complaisance remarquable : ni sa condamnation dans son pays à 30 000 euros d’amende pour délit d’initié (l’année dernière), ni un précédent scandale financier qui l’avait à l’époque empêché d’accéder à la présidence du Parti socialiste espagnol (PSOE) n’ont troublé ses examinateurs.
Il a même bénéficié d’une ovation debout à l’issue de son grand oral. Il est vrai qu’il s’est illustré par un plaidoyer en faveur d’une UE militaire qui «devra apprendre le langage de la puissance», et pour une ligne plus dure face à la Russie…
Une indulgence qui a probablement rendu Sylvie Goulard, la candidate française, très jalouse. Ephémère ministre des Armées pendant lors des premières semaines du quinquennat d’Emmanuel Macron, elle avait été pressentie par son amie et ancienne collègue Ursula Von der Leyen pour un très large portefeuille incluant le marché intérieur, la politique industrielle, les industries de défense (une compétence stratégique) et l’espace.
Elle n’a certes pas été recalée à l’examen préalable, mais elle s’est fait chahuter lors de son passage devant les eurodéputés, non pour sa «foi européenne» dont personne ne doutait (elle est une fédéraliste ultra), mais pour plusieurs casseroles. La première est la mise en place présumée d’emplois fictifs financés par l’europarlement en faveur de son ancien parti, le Modem : le soupçon fait l’objet de deux enquêtes en cours, à Bruxelles et à Paris.
Un eurodéputé s’est évidemment étonné que cette accusation ait été suffisante pour provoquer sa démission précipitée du gouvernement français, mais pas pour coiffer le chapeau de commissaire européen…
Seconde ombre au tableau : une rémunération mensuelle oscillant entre 10 000 et 13 000 euros perçue comme «consultante» entre 2013 et 2015 de la part du think tank du milliardaire américano-allemand Nicolas Berggruen (qui compte notamment dans ses rangs Jacques Attali, Jacques Delors, Pascal Lamy, Bernard-Henri Lévy, Nicolas Sarkozy mais aussi Anthony Blair, Mario Monti ou Guy Verhofstadt).
Rien d’illégal, certes, mais tout de même un peu gênant, d’autant qu’à part quelques coups de fil, nul ne sait exactement à quelles prestations ces modestes honoraires correspondent. Sylvie Goulard a reconnu une «maladresse», mais s’est défendue en affirmant qu’il s’agissait de «poursuivre (ses) activités par d’autres moyens», en l’occurrence, la promotion de l’intégration européenne. Ce qui aurait dû suffire à obtenir la grâce des examinateurs.
Sauf que, si les auditions portaient officiellement sur la morale, les compétences, et bien sûr la conformité à la doxa bruxelloise des futurs lauréats, derrière les coulisses, les rivalités et petites rancoeurs entre forces politiques européistes se jouaient en réalité sur des équilibres et compromis. Un social-démocrate et un PPE ayant été sacrifiés, il n’y avait donc aucune raison pour que le troisième groupe de l’europarlement, les Libéraux regroupés sous l’étiquette Renew Europe («rénover l’Europe») s’en sorte indemne. Un groupe dont la principale composante n’est autre que les élus d’En Marche.
D’autant qu’au sein du PPE, certains n’ont toujours pas digéré l’attitude d’Emmanuel Macron début juillet lorsqu’il s’est agi de choisir le patron de la future Commission. Avec finalement l’aval d’Angela Merkel, le maître de l’Elysée avait barré le candidat désigné par ce parti arrivé en tête lors des élections européennes de mai dernier, ce qui avait mis beaucoup d’europarlementaires en colère.
Dès lors, Sylvie Goulard pouvait faire figure de victime expiatoire. De fait, elle n’a pas obtenu la majorité requise devant ses examinateurs, qui ont exigé de nouvelles réponses écrites, et pourraient lui imposer un oral de rattrapage le 10 octobre.
Pour tenir compte de cette mauvaise humeur, peut-être Ursula Von der Leyen sera-t-elle amenée, avant de soumettre son équipe modifiée au vote final, à restreindre le portefeuille qu’elle comptait lui confier. Mais il est très peu probable que Sylvie Goulard, proche du président français, soit purement et simplement scarifiée, tant cela constituerait un affront pour l’Elysée. Avec comme possible conséquence une crise franco-allemande qui fragiliserait l’UE encore un peu plus.
Les gazettes du microcosme européen se sont beaucoup concentrées sur les heurs et malheurs de certains candidats, ainsi que sur les gamelles et les coups bas qui ont émaillé cette cuisine interne. On aurait presque tendance à en oublier l’essentiel : un défilé de futurs commissaires exhibant leur « foi européenne », et surenchérissant avec zèle sur les thèmes très en vogue à Bruxelles : le climat, les migrations, les valeurs, ou bien encore la «puissance».
La future Commission doit entrer en fonction le 1er novembre. Ce sera peut-être aussi le jour où le Royaume-Uni quittera effectivement le navire. Comme un pied de nez…