Le traité sur les Forces nucléaires intermédiaires (FNI), ou traité de Washington, accord symbolique de la fin de la première guerre froide signé le 8 décembre 1987 entre Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev, devient officiellement caduque aujourd’hui.
Les Etats-Unis, qui se sont retirés du traité le 1er février 2019, arguant d’un non-respect de ce dernier par la Russie, avaient en effet donné jusqu’au 2 août au Kremlin pour donner des garanties de conformité par rapport aux clauses du texte.
Comme il était prévisible − la Russie ayant annoncé le 2 février qu’elle suspendait sa participation au traité − les autorités russes ont refusé de se plier aux injonctions américaines à propos de leur missile 9M729 accusé de violer l’accord. Si Moscou ne s’est pas officiellement retiré du traité, il ne s’en considère pas moins libéré de ses obligations, ce qui revient au même.
Evidemment, Washington et ses partenaires de l’OTAN ne manqueront pas de rejeter la faute sur la Russie. Géorgie 2008, manifestations de 2012, Ukraine 2014, ingérence dans les élections présidentielles américaines, affaire Skripal, «empoisonnement» de l'opposant Navalny… : Le pitch est d’une limpidité exemplaire. L’URSS est de retour. D’ailleurs, Hillary Clinton l’avait prédit. Au cœur de l’été, avec des médias en quête de sensationnel et dont les rares experts en matière de défense sont en congés, la presse occidentale va bien entendu relayer ce storytelling sans réfléchir davantage.
Pourtant, la fin du traité FNI n’a que peu de choses à voir avec tout cela. Elle est l’aboutissement d’une kyrielle de violations du droit international de la part des Etats-Unis d’une part et, d’autre part, d’un processus d’exaspération croissant de la Russie avec, pour corollaires, des infractions aux accords internationaux assumées, telle l’annexion de la Crimée, réponse du berger à la bergère.
Evidemment, puisque nous sommes sur RT, le lecteur critique ne manquera pas de relever que bien entendu, la faute revient une fois encore aux Américains. Mais qui peut raisonnablement nier que ce sont ces derniers qui, s’imaginant pouvoir endosser non pas «les dividendes de la paix», mais ceux de «la fin de l’histoire», se sont comportés depuis un quart de siècle comme des éléphants dans un magasin de porcelaine, saccageant l’équilibre stratégique qu’ils ont, les premiers, ardemment défendu ?
Car ce sont les Etats-Unis qui, en 1967, année du traité portant sur la non-militarisation de l’espace, ont pris l’initiative de proposer à l’Union soviétique une première mesure de contrôle bilatéral des armements. Redoutant à cette époque que l’«équilibre de la terreur» (par ailleurs plus que bancal, mais c’est un autre aspect), ne soit menacé par les programmes de défense antimissiles balistiques, dans lesquels l’URSS effectuait notamment de sensibles progrès, l’administration Johnson suggéra à Alexis Kossyguine des mesures de restriction dans le développement et le déploiement de ces technologies lors du sommet de Glassboro. Celui-ci accepta et promut cette disposition, aboutissant au traité ABM de 1972. Parallèlement, Américains et Soviétiques signèrent en 1968 le traité de non-prolifération nucléaire (TNP), entamèrent en 1969 des négociations sur la limitation des armements stratégiques offensifs qui débouchèrent sur les accords SALT I (1972) et II (1979). Ces traités, conclus sur une période de douze ans, alors que la détente relevait de la gageure, ouvrirent la voie au traité FNI de 1987. Ils incarnaient un savoir-faire diplomatique de très haute volée, aussi bien du point de vue américain que soviétique, et une vraie recherche du compromis, fruit d’une certitude : en cas d’affrontement, chacun savait qu’il n’y aurait pas de gagnant.
Or c’est parce que cette certitude a disparu aux Etats-Unis, concomitamment à la fin de l’URSS, que la recherche de l’équilibre, la simple raison, ont cédé la place à l’hubris, au sentiment de toute-puissance, sur les rives du Potomac.
On ne sait pas si le 9M729 viole le traité de Washington. La Russie assure que non. Mais imaginons que ce soit effectivement le cas. Il faut une raison valable pour prendre le risque de se doter d’un système d’armes susceptible de remettre en cause un traité de désarmement majeur, emblématique, les autorités russes sachant pertinemment que la mise au point d’un tel dispositif ne peut durablement passer inaperçu. Le développement de l’engin a débuté au milieu des années 2000. Ses premiers essais en vol ont eu lieu en 2008.
Auraient-ils eu lieu si, en 1999 les Etats-Unis, violant la résolution 1199 du Conseil de sécurité des Nations unies, ne s’étaient pas autorisés à bombarder 78 jours durant la Serbie, alliée traditionnelle de la Russie ?
Auraient-ils eu lieu si, le 13 décembre 2001, Washington n’avait pas annoncé qu’il se retirait du traité ABM de 1972, pilier de l’équilibre de la terreur ?
Auraient-ils eu lieu si, dans la foulée, les Américains n’avaient pas commencé à promouvoir lors du sommet de l’OTAN de Prague, en 2002, un système de défense ABM basé en Europe, théoriquement destiné à contrebalancer une menace balistique iranienne ou nord-coréenne, mais dans les faits installé aux portes de la Russie ?
Auraient-ils eu lieu si, en 2003, les Américains n’avaient pas envahi, puis détruit l’Irak, sans aucun mandat des Nations unies ?
Auraient-ils lieu si, la même année, Washington n’avait pas commencé à promouvoir une série de révolutions de couleur aux frontières russes, en Géorgie, en Ukraine, au Kirghizstan, en Biélorussie… ?
Auraient-ils eu lieu si, en 2008, Américains, Français, Britanniques, Allemands, n’avaient pas reconnu l’indépendance du Kosovo, au mépris de la résolution 1214 du Conseil de sécurité des Nations unies, signifiant que lorsque cela répondait aux intérêts occidentaux, l’intangibilité des frontières en Europe et le droit international ne représentaient rien, une bonne petite opération de Regime Change bien conduite permettant de pousser tranquillement ses pions ?
Auraient-ils eu lieu si, en avril 2008, la Maison Blanche ne s’était pas prononcée en faveur d’une entrée dans l’OTAN de l’Ukraine et de la Géorgie, alors que l’Alliance avait déjà poussé sa frontière à 150 kilomètres à l’est de Saint-Pétersbourg en 2004 ?
Oui, auraient-ils eu lieu ? En serions-nous là, aujourd’hui, sans cette volonté américaine d’imposer sans cesse davantage sa puissance dans le monde, en signifiant aux Russes, aux Chinois et aux autres qu’ils sont quantité négligeable ?
Le réacteur du 9M729 ne s’est pas allumé pour la première fois en 2008. Il s’est allumé à Munich, en 2007, lors de la Conférence de sécurité au cours de laquelle Vladimir Poutine a prononcé son fameux discours contre l’unilatéralisme américain, après des années d’exaspération et de vexations.
Et il n’est sans doute pas de retour en arrière, de «normalisation» envisageables dans les relations entre Russes et «Occidentaux». Car seule une mesure forte de ces derniers pourrait amener la Russie à détruire les quelque 9M729 déjà déployés.
Or, arguant du fait que le Kremlin est le responsable de la situation actuelle, les Américains et leurs alliés n’entendent pas proposer la moindre monnaie d’échange. Non seulement ils ne souhaitent pas rassurer la Russie sur le bouclier antimissiles de l’OTAN en Europe, lequel peut très rapidement être modifié pour mettre en œuvre des missiles de croisière, schéma interdit par le traité FNI, mais ils réfléchissent déjà à renforcer ce dispositif afin de se prémunir des nouvelles armes russes… Il suffit d’écouter Bruno Tertrais, Directeur de la Fondation pour la recherche stratégique, pour s’en convaincre : «Faut-il répondre aux déploiements russes par de nouveaux déploiements permanents (conventionnels ou à double capacité) occidentaux ? Et si oui, dans quel but : contrer les capacités russes, ou bien espérer (…) une reprise du processus de maîtrise des armements ? Faut-il modifier l’architecture des défenses antimissiles de l’OTAN, notamment pour contrer la menace des missiles de croisière (par exemple en intégrant des intercepteurs de type SM-6) voire certaines catégories de missiles balistiques russes ? De telles orientations, qui n’iraient pas sans controverses transatlantiques, consolideraient le dispositif de défense de l’OTAN, avec pour conséquence d’insérer encore un peu plus les pays hôtes dans la sphère militaire américaine, résultat sans doute indésirable pour le Kremlin et (…) elles pourraient également être présentées par Washington comme un renforcement tangible de la protection américaine envers un continent qui doute de sa pérennité», déclare-t-il.
Une synthèse limpide qui a le mérite de la clarté. Non seulement le 9M729 est un excellent prétexte pour permettre aux Etats-Unis de s’affranchir de traités internationaux limitant leur marge de manœuvre, mais il constitue aussi un merveilleux argument pour renforcer leur emprise sur l’Europe, à l’heure où celle-ci redoute leur désengagement et aspire timidement à une autonomie stratégique inadmissible. Bref, ils font d’une pierre trois coups.
God bless 9M729 !