Le mot «surréel» n'est pas normalement associé à Theresa May, fille de pasteur anglican et l'incarnation même de cette Angleterre moyenne qui constitue la colonne vertébrale du Parti conservateur. Ce parti – qui est la formation politique la plus ancienne au monde, son existence remontant à 1834 sur le plan formel mais en réalité aux Tories qui siégeaient au Parlement déjà au XVIIe siècle – est surtout connu, comme son nom l'indique, pour son pragmatisme et pour son attachement au principe d'une évolution lente enracinée dans le réel.
Pourtant c'est bien cet adjectif qu'il faut employer pour les élections européennes qui auront lieu au Royaume-Uni ce 23 mai, et dont la tenue est le fruit de l'échec spectaculaire du Premier ministre May à faire voter son Accord de retrait de l'UE par la Chambre des communes. C'est cette même Theresa May qui s'était profilée, en 2017 lors des élections législatives anticipées qu'elle a perdues, comme celle qui allait garantir au pays un gouvernement «fort et stable». Theresa May est en réalité le dirigeant le plus faible et le plus instable du pays depuis au moins Harold Wilson, qui présidait en 1974 l'un des gouvernements les plus éphémères de l'histoire britannique.
En réalité, Theresa May bat tous les records. Selon les derniers sondages, les Conservateurs recueilleront 9% des voix aux européennes. Ils arriveront ainsi en cinquième position, après le Parti du Brexit, les Libéraux, les Travaillistes et même les Verts. Il faut comparer ce résultat, s'il est confirmé ce 23 mai, avec les précédents «désastres» électoraux subis par ce même parti. Les pires dates gravées dans la mémoire collective des Conservateurs sont celles des législatives de 1906, 1945 et 1997 lorsque le score du parti était 43%, 36% et 30% respectivement. Aux élections européennes de 2014, le Parti conservateur sous David Cameron a recueilli 27% et aux élections municipales de 1995, sous John Major, dont le nom est synonyme de catastrophe électorale car c'est sa défaite en 1997 qui a permis aux Travaillistes sous Tony Blair de gouverner pendant 13 ans, 25%. Theresa May aura le tiers du soutien accordé à ces monuments d'impopularité. Sous la «forte et stable» Theresa May, il n'est pas impossible que le parti politique le plus ancien au monde subira le même sort que le Parti libéral qui, ayant dominé la vie politique britannique tout au long au XIXe siècle, et étant l'héritier des Whigs hégémoniques du XVIIe siècle, constitua son dernier gouvernement en 1906.
Les Travaillistes sont aussi divisés sur le Brexit que les Conservateurs
La défaite certaine du Parti conservateur est loin d'être le seul aspect nouveau de cette élection. Selon les règles normales d'un système bipartisan, c'est l'opposition qui devrait profiter de la déconfiture du gouvernement. Or, le principal parti de l'opposition, le Parti travailliste, est en troisième position, derrière le Parti du Brexit et les Libéraux-Démocrates (qui font campagne ouvertement pour l'annulation du résultat du référendum de 2016). Ce faible score est dû au fait que les Travaillistes sont aussi divisés sur le Brexit que les Conservateurs, Jeremy Corbyn, un Brexiter in pectore qui n'ose pas le dire, étant le reflet dans le miroir de Theresa May, un Remainer in pectore qui acte le Brexit à contre-cœur.
Autre fait radicalement nouveau : le parti du Brexit, qui va vraisemblablement rafler plus d'un tiers des suffrages, a été créé voici quelques semaines seulement et n'a aucune présence au sein de ce «Mère des parlements» qui, comme tout le monde voit depuis des mois, est le vrai creuset de la vie politique britannique. Il n'y a pas de précédent pour une telle nouveauté extra-parlementaire dans l'histoire britannique: paradoxalement, le parcours de l'homme du Brexit, Nigel Farage, est plutôt continental. Il dit s'être inspiré par le succès de la jacquerie italienne des Cinq Etoiles mais, en réalité, son Blitzkrieg politico-médiatique rappelle surtout celui d'Emmanuel Macron qui, en 2017, et venu de nulle part, avait réussi en France à créer un nouveau parti de toutes pièces, basé sur sa seule personnalité, et à remporter une élection.
Cette élection est surréelle aussi du simple fait qu'elle aura lieu. Le Royaume-Uni aurait dû quitter l'Union européenne le 29 mars. Theresa May avait dit à plusieurs reprises que le pays ne contesterait pas les élections européennes. Malgré sa participation au scrutin, le pays est toujours censé quitter l'UE le 31 octobre, ce qui réduira le Parlement européen à un véritable pigeonnier – pour citer l'expression le de Guy Verhofstadt, président du groupe libéral au Parlement européen – où les députés entrent et repartent comme des oiseaux rebelles. Autrement dit, les Britanniques sont appelés à voter dans une élection dont aucun parti politique majeur ne voulait, et qui va élire des députés qui vont quitter l'Assemblée européenne avant même que la nouvelle Commission commence son mandat. Ces députés britanniques au Parlement européen auront siégé pour rien.
Se rajoute à ce désordre total une incertitude totale sur l'avenir politique du pays. La semaine dernière, Theresa May, celle qui devait donner un gouvernement fort et stable au pays, a été contrainte par ses propres députés à démissionner dans les semaines qui viennent, malgré le fait que les règles internes du Parti conservateur sont censées la protéger d'une telle contrainte, dans la mesure où elle avait été réélue président du parti en décembre denier. D'ici la fin du mois de juin, au plus tard, il y aura un nouveau premier ministre au 10 Downing Street. Le favori, c'est Boris Johnson, partisan convaincu du Brexit et opposant implacable de l'Accord de retrait négocié par Theresa May et les 27 autres pays membres de l'UE en novembre 2018. Son élection, si elle est confirmée, devrait logiquement aboutir à un Brexit sans accord en octobre, sauf que les opposants d'un no-deal feront tout pour l'empêcher à la Chambre des communes. Les incertitudes continueront donc, même avec un nouveau premier ministre, et par conséquent le Royaume-Uni aura connu une année entière pendant laquelle tout aura été possible.
Theresa May, telle Alice au Pays des Merveilles, a emmené son pays dans un univers parallèle où aucune règle normale n'est en vigueur et où la logique a cessé de fonctionner. Son action politique – ou plutôt son inaction car depuis la première défaite de son accord de retrait en janvier, elle n'a fait que revenir à la charge avec les mêmes armes et la même stratégie ratées – aura donné raison à la Reine blanche. Quand Alice lui dit qu'on ne peut pas croire des choses impossibles, elle rétorque: «J’ose dire que tu n’as pas eu beaucoup de pratique. Quand j’avais ton âge, je l’ai toujours fait pendant une demi-heure par jour. Parfois, j’ai cru jusqu’à six choses impossibles avant le petit déjeuner.»