On ne peut même pas parler d’irresponsabilité. Il s’agit d’un acte pur et simple de déstabilisation d’une région. Alors que les autorités albanaises de la province serbe du Kosovo viennent d’annoncer qu’elles allaient officiellement se doter de forces armées, au mépris du droit international et avec la bénédiction américaine, les Etats-Unis ravivent un peu plus encore les tensions dans les Balkans en réaffirmant leur volonté d’intégrer la Bosnie-Herzégovine au sein de l’Alliance atlantique. Le secrétaire d’Etat adjoint américain John Sullivan, en déplacement à Sarajevo, a assorti cette déclaration d’une garantie américaine à l’intégrité territoriale du pays, soulignant que Washington ne tolérerait pas «d’appels à la sécession» ou «l’établissement d’une troisième entité.» Or c’est rigoureusement ce qui risque de se produire si la Bosnie-Herzégovine tente d’intégrer l’OTAN.
La réconciliation et l’unité sont quasi impossibles
Car qu’est-ce que la Bosnie-Herzégovine ? Un Etat à la situation encore plus fragile que le Kosovo dont nous parlions il y a quelques jours. Pas plus que le Kosovo ce n’est un Etat-nation. Le pays est divisé entre les communautés bosniaque, serbe et croate, représentant respectivement, grossièrement, 50%, 30% et 15% de la population, le reliquat étant constitué de citoyens aux origines très variées. Ces communautés diffèrent par l’écriture, cyrillique ou latine, et la foi, musulmane, catholique ou orthodoxe. Un patchwork d’autant plus rédhibitoire qu’elles sont aussi séparées par des siècles de violences interethniques et, notamment, par le récent conflit les ayant opposées entre le printemps 1992 et la fin 1995. Trois ans de guerre, 100 000 morts, des crimes de guerre à la clé.
Un découpage alambiqué qui évoque celui des frontières entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan
Certes les accords de Dayton signés il y a vingt-trois, le 14 décembre 1995, ont permis de mettre fin au combat. Mais la réconciliation et l’unité sont quasi impossibles. Il suffit de regarder la carte du pays, tracée lors des négociations de paix et reflétant, peu ou prou, les positions respectives des combattants à l’arrêt des hostilités, pour s’en convaincre.
La Bosnie-Herzégovine est divisée en trois parties : la fédération de Bosnie et Herzégovine, la république serbe de Bosnie, plus connue sous le nom de Republika Srpska et le district de Brcko, zone totalement artificielle d’un point de vue historique, mais dont la constitution vise à mettre un terme aux querelles entre Serbes et Bosniaques pour le contrôle de ce territoire stratégiquement placé.
Un découpage alambiqué qui évoque celui des frontières entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Les mêmes enclaves en plein cœur de la communauté adverse, les mêmes corridors séparant le même peuple.
La fédération de Bosnie et Herzégovine, aujourd’hui considérée comme un refuge pour le terrorisme musulman, inquiète en conséquence légitimement ses voisins
Et cette séparation n’a calmé personne. Les haines sont toujours vivaces. D’autant plus fortes que le conflit a été l’occasion d’une radicalisation de l’ensemble des combattants belligérants. Si des atrocités ont été perpétrées de part et d’autre, l’afflux de volontaires islamistes en Bosnie a introduit le Wahhabisme dans la région, avec son cortège de violences extrêmes. Sur 1 700 000 bosniaques musulmans, au moins 300 sont partis pour rejoindre les rangs de l’Etat Islamique, ce qui proportionnellement à la population, reviendrait, s’il s’agissait de la France, du départ de 12 000 hommes pour rejoindre une organisation terroriste. La fédération de Bosnie et Herzégovine, aujourd’hui considérée comme un refuge pour le terrorisme musulman, inquiète en conséquence légitimement ses voisins.
La région ne demande qu’à s’embraser
Vouloir intégrer, d’un seul bloc, cet «Etat» dans l’OTAN, l’OTAN qui a bombardé les Serbes de Republika Srpska puis la Serbie, relève donc soit de l’utopie, soit d’une volonté de mettre les feux aux poudres afin de mettre définitivement au pas les Serbes, alliés traditionnels de la Russie. Et la région ne demande qu’à s’embraser : les hommes n’ont pas seulement les motivations mais aussi les moyens de se battre. Vingt-trois ans après la guerre de Bosnie, on estime que trois à six millions d’armes légères circulent dans les Balkans. Les caches d’armes, chacun le sait, sont légion.
C’est à Sarajevo que la Première guerre mondiale, dont nous avons commémoré le centième anniversaire de la fin le mois dernier, a éclaté. A la jonction des mondes orthodoxes, catholique et musulman, des zones d’influence russe et américaine, tous les ingrédients demeurent pour une nouvelle déflagration régionale, synonyme de division accrue de l’Europe. Il suffit d’une maladresse pour la provoquer. Le genre de maladresse que les Américains adorent commettre. Pour la réparer au mieux de leurs intérêts.