RT France : Le 7 août est entrée en vigueur une première salve de sanctions anti-iraniennes, rétablies par les Etats-Unis après leur sortie de l'accord international sur le nucléaire iranien. Quel message Washington envoie-t-il ainsi au monde ?
Jacques Sapir : Très clairement, il s’agit de dire aux autres pays : «Ne vous mettez pas en travers de nos intérêts et de notre politique.» Mais, dans les faits, les Etats-Unis se sont constitués tout à la fois procureur, juge et bourreau, de ce qu’ils considèrent comme le «mal», soit ce qui leur est opposé. C’est la négation même d’un système de droit international, une négation ancienne puisqu'elle a commencé avec George W. Bush en 2003 et qu’elle s’est continuée sous Obama. C’est ce que l’on appelle «l’unilatéralisme» des Etats-Unis. En réalité, ce terme ne rend pas compte de ce qui se joue. Les Etats-Unis cherchent à imposer leur vision du monde à l’ensemble des autres pays. C’est donc bien plus que de «l’unilatéralisme». Les Etats-Unis non seulement se sont extraits de tout droit international, mais de plus veulent que ce principe («Les Etats-Unis sont au-dessus du droit») serve de base au nouveau «droit» international. C’est un principe de relations entre inégaux : il y a le dominant et les dominés.
RT France : L'Union européenne a annoncé l'entrée en vigueur le 7 août d'une législation dite de «blocage» des sanctions américaines contre l'Iran, pour protéger l'activité de ses entreprises dans ce pays. L'UE peut-elle vraiment bloquer les sanctions américaines ?
Jacques Sapir : L’UE pourrait s’y opposer, mais en entrant dans un conflit ouvert avec les Etats-Unis. Or, de nombreux pays membres de l’UE ne veulent pas cela, soit parce que les Etats-Unis représentent pour eux un marché important (comme l’Allemagne), soit parce que les Etats-Unis apparaissent (à tort ou à raison) comme les garants de leur sécurité (comme la Pologne), soit même parce qu’ils comptent sur les Etats-Unis pour les protéger d’autres pays de l’UE (cas de l’Italie, face à l’Allemagne). Donc, les mesures qui ont été prises ou celles qui seront prises dans les prochaines semaines seront essentiellement des mesures de façade. On ne pénalisera pas les intérêts américains de manière suffisamment forte pour les faire réfléchir et pour qu’ils infléchissent leur politique. Ce n’est donc certainement pas l’UE qui peut s’opposer, en raison de ses divisions, aux Etats-Unis…
RT France : L'UE fait valoir une «souveraineté économique européenne», face aux sanctions américaines. Jusqu'où s'étend cette supposée souveraineté ? S'agit-il d'un effet de manche de Bruxelles, ou existe-t-elle véritablement ?
Jacques Sapir : Mais qu’est-ce que la «souveraineté économique européenne» ? Pour qu’il y ait souveraineté, en économie ou en politique, il faut qu’il y ait un peuple. Or, et la division des pays de l’UE le montre bien, il n’y a pas de peuple «européen» dans l’UE. De fait, les mesures prises par l’UE sont uniquement un effet de manche. L’Allemagne négocie déjà de manière bilatérale avec les Etats-Unis. On le sait bien, et l’expérience l’a montré, mais il faut le constater à nouveau : quand il y a une grande crise internationale, ou quand il y a un problème avec les Etats-Unis, l’UE n’existe pas. Elle n’existe pas en raison de ses divisions internes, mais aussi en raison de l’idéologie qui règne à la Commission européenne et qui fait passer des principes abstraits, comme le «libre-échange» avant toute chose. La vision de l’UE comme un futur Etat fédéral en formation est une illusion profonde, et cette crise avec les Etats-Unis le démontre une fois de plus.
RT France : Depuis le levée des sanctions contre Téhéran, nombre de PME, notamment françaises, ont commencé ou recommencé à commercer avec l'Iran. Prises en tenailles entre les sanctions américaines d'une part, et les sanctions européennes qu'elles subiraient si elles respectaient les contraintes américaines, certaines de ces PME s'exposent-elles à un choc économique important ?
Jacques Sapir : La question me semble être moins celle des PME que celle des grands groupes (PSA, Airbus, etc…). Les PME venaient sur le marché iranien comme sous-traitants de ces grands groupes. Mais, il est vrai que certaines PME risquent de se retrouver entre le marteau et l’enclume. Ce que l’on peut dire à l’heure actuelle est que la situation dépendra beaucoup de l’application ou non des règles décidées par l’UE. Au-delà, il faut s’interroger pour savoir pourquoi le gouvernement français, car c’est la France qui est principalement visée par les sanctions américaines contre l’Iran, n’a pas prévu d’autres mesures. Si le gouvernement français avait créé des entreprises publiques pour exploiter les initiatives industrielles des groupes français ou européens, mettant ainsi ces derniers «hors-jeu» pour la loi américaine (en leur reversant des sommes correspondant à des licences d’exploitation), il aurait confronté les Etats-Unis à un véritable dilemme : ces sociétés d’Etat n’ayant pas d’activité aux Etats-Unis ne peuvent être poursuivies. Et, si l’on veut poursuivre le gouvernement français, on s’oriente vers une grave crise internationale, qui pourrait avoir des répercussions incalculables.
Cette méthode eut été une solution élégante face aux sanctions américaines. Mais pour la mettre en œuvre, encore eut-il fallu qu’il y eut une véritable volonté du gouvernement français de s’opposer aux mesures des Etats-Unis. Et cela nous ramène au problème principal : existe-t-il une véritable volonté du gouvernement et du président français de défendre la souveraineté de la France ?