RT France : Denis Tillinac, vous publiez un livre, Mai 68, l'arnaque du siècle (aux éditions Albin Michel). Tout d'abord, racontez-nous votre Mai 68. Vous viviez à Bordeaux, vous étiez étudiant : comment l'avez-vous vécu ?
Denis Tillinac (D. T.) : J’ai écrit ce livre pour dire que j’ai très mal vécu Mai 68. J’étais un étudiant de 20 ans, pas politisé, romantique, un peu anar’ – comme toujours à 20 ans – et je m’indigne de voir que, 50 ans après, on persiste à nous présenter Mai 68 comme un moment de ludisme, de créativité, de générosité et de libération, sexuelle entre autres – or ce n’est pas vrai. Personnellement, j’ai vécu quelque chose de très ennuyeux où les copains devenaient au fil des jours – ça avait commencé d’ailleurs dès mai 67 – de plus en plus politisés avec un langage de plus en plus manichéen, des mœurs de plus en plus policières.
J’ai trouvé cela ennuyeux, oppressif et pas du tout créatif. Je trouvais que les slogans étaient ineptes. En définitive, j’ai pris mon solex et j’ai traversé la route sur des autoroutes désertes à 30 km/h pour aller retrouver à l’autre bout de la France la femme que j’aimais. C’était cela mon acte politique de Mai 68… Une fuite.
RT France : En tant qu’anar’, n'étiez-vous pas légèrement révolté par la société ?
D. T.: J’étais contre la société capitaliste qui me paraissait injuste. J’étais contre la société de consommation, de spectacle. On avait tous lu Jean Baudrillard et Guy Debord. J’aurais été tout à fait d’accord pour une révolte contre le mercantilisme, le matérialisme. A l’époque, on vivait une période de croissance où commençait le règne de la pub. Néanmoins, j’ai senti tout de suite que la révolte dégénérait dans quelque chose qui n’avait pas de hauteur d’âme, qui n’avait pas d’altitude.
Les gars tournaient autour de leur nombril, ils étaient mal dans leur peau, comme on l’est tous à 20 ans – moi je l’ai été comme les autres – mais ils mettaient cela sur le dos de la société en essayant de mimer les révolutionnaires de 1848, de la commune de Paris ou d’Octobre 1917. C’était faux parce que c’était inauthentique et parce qu’on en était plus là.
RT France : Mais la révolte de Mai 68, n'était-ce pas aussi une lutte contre le mercantilisme ?
D. T. : Non : la preuve c’est que l’on juge un arbre à ses fruits. L’arbre gaucho a donné un fruit bobo, jouisseur, mercantiliste, égocentré, hédoniste, sceptique… Tout ce que l’on voit aujourd’hui. Et cela a désintégré toute la société.
RT France : En Mai 68, vous l'aviez déjà entraperçu ?
D. T. : Oui parce qu’ils étaient matérialistes. Car «jouir sans entraves» n’est pas une formule avec laquelle on peut exalter des cœurs vaillants. «Table rase», «il est interdit d’interdire», «degré zéro»... Moi j’aurais rêvé, en tant que rabelaisien, que ces slogans soient remplacée par «amour et liberté», une révolution en rose et bleu, fraîche, printanière…
J’avais lu Les Trois Mousquetaires. Je venais aussi de lire La condition humaine de Malraux : il y avait des héros qui se sacrifiaient pour de vraies causes. Or, la révolte de Mai 68 était inauthentique.
RT France : De Daniel Cohn-Bendit à Romain Goupil en passant par Bernard Kouchner, ses soixante-huitards, parfois anar’, parfois maoïstes, parfois trotskistes, devenir macroniens... C’est un parcours logique selon vous ?
D. T. : Il faut distinguer : Bernard Kouchner était communiste, Romain Goupil était trotskiste et Daniel Cohn-Bendit était anar’. Avec les anar’, je pouvais discuter. Avec un trotskard, un mao ou un communiste, ce n’était pas possible, leur langage était buté, ils étaient totalitaires et certains le sont restés.
Daniel Cohn-Bendit, c’était l’arbre gai, ludique et distancié qui cachait la forêt. Lui, il était moins con que les autres. Il voit le passé avec le recul et l’humour. On peut s’entendre et puis on parle de foot. Avec les autres, c’est vraiment difficile. Dans un débat récent sur France 5, il y avait Romain Goupil. J’ai ressenti qu’il y avait des restes d’idéologues en lui qui font que cela ne colle pas avec lui. Moi je n’aime pas les idéologues, je n’aime pas les «ismes», quels qu’ils soient. Alors qu’ils soient devenus macronistes... Du libertaire on est passé au libéral, c’est cohérent. Ils ont voulu détruire toutes les valeurs verticales et ils ont été dans la déconstruction, comme le nom que portaient les philosophes, de ce temps-là, tels que Foucault et Derrida. Les soixante-huitards ont déconstruit et le capitalisme mondialisé est plus que jamais à son aise. Ils en sont les serviteurs zélés.
RT France : Mais y a-t-il tout à jeter dans l’héritage de Mai 68 ? La société française était tout de même corsetée à cette époque...
D. T. : Sur ce point, ils ont réussi à le faire croire aux nouvelles générations. Pour rappel, la libération sexuelle, c’était l’euphorie de l’après-guerre, c’était les années 1950. Et dieu... créa la femme était un film de 1956, l'essai Le Deuxième sexe était le manifeste du féminisme, écrit par Simone de Beauvoir en 1949, Histoire d’O. de Pauline Réage, le roman érotique hard qui avait été tiré à 300 000 exemplaires, était écrit à la même époque, en 1954, et toute la littérature romanesque de l’époque faisait une apologie de l’adultère.
Tout ce qui manquait c'était la pilule. Et là encore, les soixante-huitards n'y sont pour rien. Celle-ci est arrivée en 1967 avec la loi Neuwirth. Les rapports avec les autorités verticales, l’Eglise, les profs, la justice, la police, les parents... Tout cela était déjà extrêmement décomplexé. Le début des années 1960, c’était les premières chansons de Johnny Hallyday, c’était le twist à Saint-Trop’. Je peux vous dire que la bourgeoisie s’était dessalée depuis un bon moment déjà. Donc ce n’est pas vrai qu’il y a eu une libération sexuelle : elle était antérieure. Tout cela est un mythe, c’est une légende. La fin des libertés, de la joie de vivre dans ce vieux pays date de ce moment-là : Mai 68.
RT France : Sauf que Mai 68 a aussi abouti aux accords de Grenelle du 27 mai 68 avec des salaires relevés...
D. T. : Alors oui, vous avez raison. Il y a eu un deuxième Mai 68 qui a débuté avec la grève générale. Quand les frères siamois de l'époque, la CGT et le Parti communiste, ont décidé de rentrer dans la danse pour ne pas se laisser déborder par les gauchistes, qu’ils conspuaient dans les 15 premiers jours. A partir de ce moment-là arrivent des revendications légitimes de la classe ouvrière, pour laquelle j’ai le plus grand respect. Je ne parle que de ce que j’ai vu. J’ai essayé, dans ce livre, de restituer mes sentiments de l’époque. Or, je n’ai pas vu cela pour la simple et bonne raison qu’il n’y avait pas de prolos dans les facs, parmi mes copains. On était tous des petits et moyens bourgeois. Les prolos, ils étaient à l’apprentissage ou au boulot.
Ce que vous évoquez, c’est un autre Mai 68 : celui-là a abouti sur les accords de Grenelle entre la CGT et le gouvernement Pompidou. Ils ont donc obtenu des avantages très substantiels. Ils faut croire que leurs revendications n’étaient pas illégitimes puisque le patronat ne semble pas s'en être plus mal porté.
RT France : A partir de quel moment peut-on dire que les soixante-huitards ont pris le pouvoir politique ?
D. T. : C’est très simple : il y a toujours un décalage entre le moment où des idées sont dominantes dans le champ mental – on dit le champ épistémologique en philo – et le moment où cela se traduit par une prise de pouvoir d’Etat.
Pour les soixante-huitards, ce sera avec François Mitterrand en 1981. Les gauchos commencent à avoir les crocs, ils ont 30 ans, 35 ans, et Mitterrand leur file des circonscriptions, des portefeuilles ministériels, des nominations dans les sociétés publiques. Il les vénalise très facilement. D'ailleurs, les leaders ont fait de belles carrières mais la piétaille, elle, allait ruminer son désenchantement en fumant quelques joints à Katmandou et, après, ils ont fait ce qu’ils ont pu. Ils ont élevé leurs gosses à la soixante-huitarde, cela n’a pas donné de très bons résultats… Tout le monde commence à le reconnaître maintenant.
RT France : A ce que je sache ni Jacques Chirac, ni Nicolas Sarkozy, que vous avez soutenu, n’ont remis en cause l’héritage de Mai 68 ?
D. T. : Non c’est sûr. Mais ce libertarisme un peu amoral était partagé par la droite et la gauche. D’ailleurs, les mesures dites sociétales, considérées comme de gauche, c’est-à-dire la libéralisation de l’avortement, la majorité à 18 ans, le divorce par consentement mutuel, c’est Giscard qui les instaure ! Donc le clivage droite-gauche s’estompe et la société toute entière s’enfile dans cette espèce de logique libertarienne qui devient très vite libérale. Je rappelle que c’est sous Mitterrand qu’ont régné les communicants, les traders, les golden boys. La bourse a explosé et le capitalisme est devenu cynique et sans culpabilité.
RT France : Si les idées de Mai 68 ont aujourd’hui gagné, c’est-à-dire cet esprit libertaire de 68 qui est devenu au fil du temps le défenseur du capitalisme libéral, ce sont finalement bien les Français qui choisissent cette voie à travers les élections ?
D. T. : Bien sûr : ce sont les valeurs dominantes. Elles le sont depuis près d’un demi-siècle. Vous remarquerez toutefois que la commémoration de Mai 68 est un peu honteuse, elle rase les murs. Ils ne sont pas très fiers d’eux, ils ont vu ce qu’ils ont fait du pays. Toutefois, depuis une dizaine d’années, on sent bien qu’il y a des symptômes d’une autre façon de considérer ce que doit être le sens de la vie, la dignité humaine, le rapport à la cité. Quand vous écoutez ce que dit monsieur Blanquer, le ministre de l'Education nationale... Il ne dit rien de bien méchant, il dit qu’il faut apprendre à un gosse à lire, à écrire, à compter et à être poli avec ses parents, ses profs et ses maîtres d’école. Il y a 20 ans, dire cela, était considéré comme fasciste.
RT France : Que faut-il selon vous pour une remise en cause idéologique du mouvement Mai 68 ?
D. T. : Il faut bazarder intégralement, dans ce que Lénine appelait «les poubelles de l’histoire», l’héritage de Mai 68. Puisqu’ils ont tout déconstruit, il faut tout reconstruire. Aux nouvelles générations de se demander «qui je suis ?», «d’où je viens ?», «de quoi je procède ?», «qu’est-ce que ma cité ?», «quelle est mon identité collective, réelle et non fictive ?».
A partir de là, il faut reconstruire une relation politique, une relation à la sociabilité, une relation à la féminité, parce que le féminisme a aussi dérivé. Dans les années 1960, c’était encore la revendication de la spécificité de l’imaginaire féminin, du désir féminin. Maintenant elles veulent simplement être des hommes au féminin, l’égalité comptable sur tous les plans.
Il faut aussi repenser le rapport à l’économie. Avant Mai 68, on parlait de décroissance, de croissance zéro, on se posait le problème du bien-fondé de produire pour consommer, pour ensuite produire et consommer... comme un hamster dans sa cage. C’est fini, maintenant. Il y a cette espèce d’apologie de croissance, des start-up, de la Silicon Valley : innover, innover, innover… A force d’innover, on rend fou les gens. Les psychismes humains ont besoin de permanence, de stabilité, besoin d’ancrage. Il va falloir réinventer cette stabilité et ces ancrages.
RT France :Ne manque-t-il pas des lumières intellectuelles pour lancer ce mouvement ?
D. T. : Cela vient. On voit quand même des philosophes de France ou d’ailleurs, des Christopher Lasch, des Alain Finkielkraut, des Chantal Delsol...
RT France : Mai 68 est né alors que la France était dans une certaine prospérité économique....
D. T. : Oui il y avait le plein emploi, une croissance soutenue. On voyait la classe ouvrière se rapprocher du niveau de vie des classes moyennes. Il y avait l’inflation. Déjà les experts et les économistes libéraux nous bassinaient avec le différentiel d’inflation avec l’Allemagne, alors que cette inflation permettait à la classe ouvrière de se payer son crédit et son pavillon... La guerre d’Algérie était résolue, on était en paix avec tout le monde, la bipolarisation donnait un monde paradoxalement assez fiable. On était dans le monde libre.
En face, il y avait le monde soviétique. Je savais bien que notre dissidence, notre anarchisme, était protégé par les missiles américains. Les leaders étaient plus âgés que nous, les Alain Geismar, les Jacques Sauvageot, les Henri Weber, les Daniel Bensaïd : ils ont manipulé des jeunes pour leur faire risquer une conflagration qui aurait abouti inéluctablement à un régime militaire à la grecque. C’était inéluctable. Il n’était pas question d’un régime communiste, les Américains ne l’auraient pas accepté.
RT France :Aujourd’hui nous sommes au temps de la rigueur et du serrage de ceinture. Malgré les réformes qui s’attaquent au droit du travail tant public que privé, et alors que les inégalités explosent, on ne voit pas d’embrasement comme Mai 68. Comment l’expliquez-vous ?
D. T. : Les richesses sont possédées dans le monde par de moins en moins de gens. C’est cela l’héritage de Mai 68, l’héritage de ces générations de jouisseurs égoïstes. Ils ont détruit les valeurs verticales qui s’interposaient entre la vie humaine et le fric pour arriver à un truc où on peut prévoir une lutte des classes à l’échelle mondiale.
Mais les étoiles rouges se sont éteintes dans le ciel donc il n’y a plus de substrat idéologique. C’est pour cela qu’il n’y aura pas de convergence avec les étudiants, à nouveau mal dans leur peau. On est dans une société de plus en plus précaire où les gens ont le sentiment de dépossession. Je crois en des possibilités de conflagration mais pour reprendre une citation, «l’histoire ne repasse pas les plats». Cela ne sera donc pas une révolution marxiste, il n'y aura pas de convergence de cet ordre-là. En effet, on sait qu’il faut surmonter le capitalisme, mais l’idée socialiste issue des idéologies du XIXe siècle était une mauvaise façon de le faire. Il faut en inventer une autre. Il faut détruire le capitalisme mais surtout pas pour restaurer quelque forme de socialisme que ce soit. Ce sera le défi du XXIe siècle.
Bastien Gouly
Lire aussi : De Cohn-Bendit à Kouchner, que sont devenues ces figures de Mai 68 ?