Les racines de la victoire des mouvements populistes en Italie: l’euro-crise de l’économie italienne

Le parti eurosceptique et anti-immigration la Ligue s'est entendu avec les antisystèmes du M5S pour mettre Giuseppe Conte à la tête du gouvernement italien. L'économiste Jacques Sapir décrypte les raisons qui ont mené à cette situation.

La constitution d'un gouvernement de coalition entre le M5S et la Lega est désormais chose quasiment faite. Ainsi se dénoue de manière logique la situation créée par les résultats des élections du 4 mars, qui avaient vu s’effondrer tant les partis du centre-gauche que de la droite traditionnelle.

On sait déjà qui dirigera ce gouvernement : Giuseppe Conte, un professeur de droit, venu de la gauche italienne et membre du M5S. Ceci constitue un véritable cauchemar que ce soit pour les dirigeants de l’Union européenne, les Juncker et les Tusk, ou que ce soit pour les dirigeants des autres pays de l’UE qui s’affichent comme des européistes, et en premier lieu le président Emmanuel Macron. Ce gouvernement, même s’il a accepté de mettre un peu de San Pellegrino dans son Chianti, sera un gouvernement ouvertement eurosceptique. Sa volonté de s’affranchir des règles budgétaires et financières imposées par l’UE, ce carcan que l’on peut appeler l’euro-austérité, en témoigne. Le poids de deux économistes connus pour leur farouche opposition tant à l’Euro qu’aux politiques d’austérité qui en découlent, mes collègues Alberto Bagnai et Claudio Borghi qui ont été élus sénateurs, sur la politique de gouvernement ne sera pas mince. Il est d’ailleurs piquant de voir des économistes keynésiens bon teint, et dont les positions ne dépareraient pas en France dans la «gauche de la gauche», rejoindre un gouvernement que la «gauche» française qualifie d’alliance malsaine entre le populisme et l’extrême-droite. Il est cependant clair que cela entraînera un conflit avec le président de la République italienne, Sergio Mattarella, dont le pouvoir de nuisance est plus important que ce que l’on imagine ici en France.

Un nouveau stade dans la décomposition de l’UE ?

La formation de ce gouvernement aura des implications importantes pour l’Union européenne. De fait, cela signifie l’ouverture d’un nouveau front dans la crise que connaît l’UE depuis des années, en fait depuis 2005. A vouloir systématiquement outrepasser le vote des électeurs quand ces derniers remettaient en cause les constructions institutionnelles concoctées à Bruxelles ou à Francfort, nous sommes arrivés probablement à un point de non-retour. Après la fronde, et même la révolte, de pays comme la Hongrie, la Pologne, mais aussi la République Tchèque, nous avons eu le Brexit, et la décision de la Grande-Bretagne de quitter l’Union européenne. On l’oublie trop souvent, mais cette décision est largement majoritaire en Grande-Bretagne, et elle l’est en raison des empiètements constants de Bruxelles sur les libertés démocratiques britanniques.

Après le référendum de 2016 qui conduisit au Brexit, après les élections en Autriche, après les élections en Hongrie, c’est donc un nouveau pays et non des moindres, un des pays du groupe fondateur qui signa en 1957 le Traité de Rome, qui est donc en passe de se doter d’un gouvernement «eurosceptique». C’est un point important, et un point qui fragilise un peu plus la stratégie de notre président Emmanuel Macron et ses tirades enamourées sur l’Union européenne, ainsi que ses tentatives pour renforcer la dimension «fédérale» de l’UE. Une première leçon doit donc en être tirée. A trop vouloir se focaliser sur les aspects légaux, à trop s’appuyer sur la «légalité», l’Union européenne a oublié l’importance de la légitimité, qui fonde en réalité la dite légalité. A trop vouloir privilégier «l’Etat de droit», qui n’est pas sans mérite, on a oublié qu’il n’était pas l’achèvement de la démocratie. De fait, et on le sait bien depuis les études de cas qui sont proposées dans l’ouvrage de David Dyzenhaus The Constitution of Law, l’obsession pour la rule by law (i.e. la légalité formelle) et la fidélité au texte tourne bien souvent à l’avantage des politiques gouvernementales quelles qu’elles soient. A quelques reprises, l’auteur évoque ses propres analyses des perversions du système légal de l’Apartheid en rappelant que cette jurisprudence avilissante tenait moins aux convictions racistes des juges sud-africains qu’à leur «positivisme». Il y a là une leçon importante pour tous les politiciens, et en particulier pour le Président de la République italienne, Sergio Mattarella.

Cela montre que la montée désormais irréversible des opposants à «cette» Europe, c’est-à-dire à l’Union européenne, est un fait dont les politiques se doivent de tenir compte. L’Union européenne agonise, du moins dans sa forme actuelle, et toutes les tentatives  pour en renforcer les pouvoirs au détriment des Etats qui la composent sont donc vouées à l’échec.

Mais, il y a aussi une dimension spécifiquement italienne dans la prise de conscience des électeurs de l’étouffement de leur pays par l’Union européenne.

Spécificité de la crise italienne

La place de l’Italie est importante dans l’Union européenne. Ce pays représente désormais, hors la Grande-Bretagne qui est en passe de sortir de l’UE, la troisième économie de l’Union. Tout le monde comprend bien qu’une crise entre Bruxelles et Rome pourrait bien provoquer la fin de l’Union européenne et l’éclatement de toute le «projet européen». Pourtant, l’Italie passait, et ce jusqu’à ces dernières élections, pour un pays solidement amarré dans l’UE. L’Italie, il convient de la rappeler, était l’un des membres fondateurs de la Communauté économique européenne lors du Traité de Rome en 1957, le «marché commun» qui est l’ancêtre de l’UE. Mais, et cela a été oublié, par ignorance ou à dessein, tant par les politiciens que par les journalistes à gages, l’Italie souffre de l’euro et souffre de l’Union européenne, depuis le début des années 2000. La crise de l’Italie témoigne de l’impasse dans laquelle se trouve la construction européenne depuis environ vingt ans.

L’impact que l’euro a eu sur l’économie italienne, une économie qui était dans les années 1960 à 1990 dynamique au point que l’on a pu parler d’un «miracle italien», a été terrible. L’impossibilité pour l’Italie de déprécier sa monnaie par rapport à l’Allemagne et aux pays de l’Europe du Nord, les fluctuations erratiques de l’euro par rapport au dollar des Etats-Unis qui ont conduit à une surévaluation évidente de l’euro, tout cela a eu un effet très délétère sur la croissance de l’Italie. Les investissements sont tombés en dessous de leur volume de 1994-1996 comme on peut le voir dans le graphique 1, et sont, aujourd’hui, à un niveau proche de l’Espagne.

Graphique 1 : Evolution des investissements en Italie comparée aux autres pays de l’UE

Source : Base de données du FMI

Le PIB est ainsi retombé au niveau du début des années 2000 et le PIB par tête (PIB per capita) n’a cessé de baisser. On le constate dans le graphique 2, l’Italie a décroché par rapport à la France et à l’Allemagne. Enfin, l’épargne elle-même est en train de s’effondrer depuis plusieurs années, car les mesures fiscales prises par les divers gouvernements sont devenues insupportables. Cela explique l’attrait pour des mesures de réduction de la fiscalité, comme la forme de «flat tax» proposée par la Lega.

Graphique 2 : Comparaisons des PIB

Source : Base de données du FMI

Enfin, et cela est sans doute le plus inquiétant, la productivité du travail ne cesse de baisser en Italie. Cette baisse s’explique tant par celle des investissements que par la baisse de la production car une partie des gains de productivité sont associés justement au niveau de production. La baisse de la productivité du travail se traduit par un renchérissement relatif du coût du travail, que seule une dépréciation de la monnaie italienne pourrait compenser. Elle conduit alors les entreprises à accroître la pression sur les salaires des employés, déprimant ainsi un peu plus l’activité économique du pays.

Graphique 3 : Productivité

Source : Base de données du FMI

Ce pays souffre donc de l’euro, mais il souffre aussi de l’Union Européenne. Cela s’est d’ailleurs traduit par l’imposition par le gouvernement Renzi du trop fameux «Job Act», modelé à Bruxelles et imité par les gouvernements français de Hollande à Macron, qui a abouti à une véritable catastrophe au point que de nombreuses voies désormais s’élèvent pour le faire supprimer.

L’UE, pour l’Italie, depuis des années, cela signifie des restrictions à son commerce extérieur (en particulier avec la Russie, point sur lequel le futur gouvernement entend faire changer les choses) mais aussi le fait que ce pays a été laissé seul face à la vague migratoire venue de l’autre rive de la Méditerranée. L’Italie a été laissée sans aide face à une véritable catastrophe migratoire. Devant le désastre, le pays a bien réagi et l’humanité des italiens n’est plus à démontrer. Mais, l’Italie ne peut faire face, dans le cadre des règles européennes. Cela, aussi, explique le désamour des Italiens pour l’Union européenne.

Deux populismes ?

Il n’est pas étonnant qu’aux dernières élections les deux partis que sont le M5S et la Lega aient rassemblés le plus de suffrages. Cette élection a d’ailleurs montré l’effondrement du «centre-gauche», représenté par le PD du très européiste Matteo Renzi, mais aussi l’effacement relatif du centre-droit de Berlusconi. Très clairement, les électeurs italiens ont émis un vote de rejet des partis traditionnels qui – eux – s’affichaient clairement pour la continuité avec les pratiques pas toujours glorieuses de la classe politique italienne et pour l’Europe.

Le M5S et la Lega sont, l’un et l’autre, des partis que l’on peut considérer comme populistes. Ils expriment ce rejet des élites corrompues de l’Italie, de ce système de connivence et de complaisance qui lie les uns et les autres et qui fait que rien ne bouge. Le M5S, créé par un homme, Beppe Grillo qui n’était pas du sérail, incarne plus directement cette ligne populiste. Il a été repris en mains par d’autres, dont les ambitions sont évidentes, et qui ont beaucoup fait pour gommer les aspects les plus «anti-système» de ce mouvement, pour le rendre plus présentable et plus compatible avec le cadre politique traditionnel, mais aussi avec le cadre européen. Le M5S a ainsi mis de côté sa proposition d’organiser un référendum sur l’euro.

La Lega est, elle, issue d’un mouvement autonomiste du Nord de l’Italie, et peut être classée plus a droite que le M5S du moins en apparence. Mais, ces dernières années, ses dirigeants ont beaucoup fait pour transformer ce mouvement en un véritable parti national. Il a aussi radicalisé ses positions, que ce soit sur l’UE ou sur l’euro, et cela explique en bonne partie ses récents succès. D’ailleurs, les sondages effectués après les élections, en avril et en mai, montrent une hausse constante de ce parti, au détriment du M5S. Il n’en reste pas moins que la répartition géographique des voix lors des dernières élections générales a montré une domination du M5S au sud de Rome et une domination de la Lega au nord.

Ce point est important. L’Italie est une construction politique récente. Elle résulte de l’imposition des structures institutionnelles du Royaume du Piémont, et en particulier de sa monnaie. En un sens l’Italie a déjà connu l’expérience malheureuse d’une monnaie unique. De cette histoire découle la coupure entre deux Italie, coupure qui a pris la forme du problème du mezzogiorno dans les années 1950. Même l’émergence de la «troisième Italie», cette Italie des petites et moyennes entreprises de Toscane et de Vénétie, n’a pu combler le fossé. D’ailleurs, une partie de cette «troisième Italie» s’est ralliée à la Lega. On doit y ajouter l’inachèvement de l’Etat italien, qui dès la période de la royauté s’est constitué en «surplomb» par rapport à la société italienne. C’est ce qui explique en particulier l’épisode fasciste des années 1920 à 1943 où cette position en «surplomb» a été portée à sa quintessence.

L’alliance de ces deux partis était dans la logique des choses. De fait, les dirigeants du M5S se sont rendus compte que tel était le souhait d’une majorité de leurs électeurs. Mais cette alliance n’est pas sans soulever de nombreux problèmes.

Difficultés en vue

Le premier des problèmes qui se manifeste dès aujourd’hui tient aux pouvoirs accordés, dans la Constitution italienne, au président de la République. Il n’est pas le strict homologue de nos présidents de la IVe République qui, suivant l’expression consacrée, devaient se borner à «inaugurer les chrysanthèmes». Le président est le garant des traités et, à ce titre, des traités européens. On voit immédiatement tout ce qu’un europhile convaincu, et donc peu soucieux d’entendre la voix des électeurs, peut en tirer. D’où la difficulté pour l’alliance M5S-Lega de ne pas décourager les électeurs en rabotant par trop dans son programme les points anti-euro et anti-UE, tout en passant sous les fourches caudines du président, du moins tant qu’un référendum n’aura pas eu lieu. Cela explique les acrobaties, il n’y a pas d’autres mots, auxquelles se livrent Matteo Salvini pour la Lega et le dirigeant du M5S.

Le fait que le dirigeant de la Sinistra Italiana, la «gauche italienne», Stefano Fassina, envisage de soutenir de manière critique cet hypothétique gouvernement de coalition entre le M5S et la Lega indique bien un possible rassemblement des forces autour de la matrice souverainiste. Stefano Fassina tire la leçon du naufrage de la «gauche» italienne qui s’est perdue dans l’européisme. Il déclare ainsi, dans la revue Le vent se lève : «Pour nous, Sinistra Italiana était un nouveau départ. Nous avons voulu inscrire les intérêts nationaux au cœur du programme. L’adjectif "italiana" n’est pas dû au hasard. Il est là pour rappeler que nous souhaitons redonner des moyens d’intervention à l’Etat national, complètement sacrifié non seulement en Italie mais dans toute l’Europe, par l’orientation néolibérale des traités européens et de l’euro.» Il ajoute sa volonté d’examiner une à une les propositions de loi de la coalition, et se réserve la possibilité de voter pour celles qui iraient dans un sens véritablement progressiste. Cette attitude pragmatique est à retenir. Elle tranche avec les partis pris que l’on peut entendre en France et qui empêche une alternative à la politique néo-libérale d’apparaître. Elle montre la voie pragmatique par laquelle pourra se construire un bloc souverainiste susceptible de s’opposer au bloc bourgeois-européiste qui s’est constitué dans de nombreux pays, ce bloc que mes collègues italiens appellent les euroïnomanes…

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