La chancelière fédérale d’Allemagne a remis au président de la République française le prix Charlemagne. Il faut décidément que les temps soient bien étranges pour qu’une telle information – relative à la cérémonie qui s’est déroulée le 10 mai à Aix-la-Chapelle – n’ait pas déclenché un fou rire général. L’événement s’est plutôt heurté à une totale indifférence populaire, à l’image de la «fête de l’Europe» instituée chaque 9 mai il y a 33 ans, et que l’écrasante majorité des citoyens continue à traiter par l’ignorance.
Le prix Charlemagne est décerné chaque année à une personnalité qui s’est illustrée en faveur de «l’unification européenne». Emmanuel Macron rejoint ainsi une joyeuse troupe où figurent notamment l’ex-président de l’europarlement Martin Schulz, l’ancien ministre allemand des Finances Wolfgang Schäuble, l’ancien banquier central Jean-Claude Trichet, le président du Conseil européen Donald Tusk, celui de la Commission Jean-Claude Juncker, l’ancien secrétaire général de l’OTAN Javier Solana, l’ancien président américain William Clinton, les deux papes Jean-Paul II et François. L’euro en tant que monnaie, et la Commission européenne elle-même ont également été décorées du même trophée. Pour sa part, Angela Merkel avait reçu la précieuse couronne des mains de Nicolas Sarkozy en 2008.
Selon l’humeur, on peut sourire face à ces autocongratulations incestueuses au sein du sérail en pensant à la formule grinçante du cinéaste Jean-Luc Godard moquant ses collègues qu’il nommait «les professionnels de la profession» ; ou bien s’interroger sur l’inconscient des dirigeants qui ont choisi en Charlemagne un tel symbole impérial pour la plus haute distinction de l’Union européenne…
Pour l’heure, ceux-ci n’ont vraiment plus l’esprit à la fête : les peuples sont de plus en plus réticents et même hostiles à la «grande aventure européenne» ; les défis géopolitiques se multiplient, notamment à travers la mise en cause par Donald Trump de l’axe euro-atlantique qui fondait l’alliance occidentale depuis 1945 ; les contradictions s’exacerbent au sein même des capitales de l’UE, comme vient de l’illustrer, justement le 10 mai, le discours du premier ministre hongrois qualifiant les projets d’Europe intégrée de «cauchemar» ; enfin, entre Paris et Berlin, les tensions persistent plus que jamais sur de multiples sujets.
Effusions, mais disputes
La succession des discours prononcés à Aix-la-Chapelle en témoigne. Certes, entre Emmanuel Macron et Angela Merkel, les effusions ostensibles et les compliments mutuels n’ont pas manqué. La chancelière a loué avec ferveur la «passion» européenne de son collègue français, cette «passion» si nécessaire à la poursuite de l’UE (mais, se désole implicitement madame Merkel, si absente…).
Et les deux dirigeants ont de concert vilipendé ce qu’ils ont décrit comme les tentations funestes de retour en arrière, de dérives «illibérales» (en référence aux Etats d’Europe centrale), de repli nationaliste. Face à cela, il faut que «l’Europe prenne son destin en main» ont-ils martelé. Car «les Etats-Unis ne nous protègeront plus», s’est inquiétée la chancelière. Il faut donc fonder la «souveraineté européenne» a répété le président français, renouvelant la confusion entre «souveraineté» (qui n’a aucun sens puisqu’il n’existe pas de peuple européen) et «pouvoir d’influence» impérial (qui est le but à peine caché de l’UE).
Il reste que sur nombre de terrains importants, le «couple franco-allemand» se dispute. C’est en particulier le cas en matière économique, budgétaire et monétaire. Les observateurs ont noté les critiques inhabituellement dures de l’hôte de l’Elysée qui a fustigé le «fétichisme en matière d’excédents budgétaires et commerciaux» de Berlin, excédents qui sont réalisés «aux dépens des autres pays» de l’UE…
Pour sa part, la dirigeante allemande a admis que les différences et les débats étaient difficiles. Face à l’impatience croissante du chef de l’Etat français, qui a réitéré ses demandes d’intégration monétaire poussée, madame Merkel a promis que des propositions communes seraient trouvées d’ici juin. Mais le même jour, son ministre des Finances confirmait que Berlin n’était guère disposé à changer sa ligne financière dite orthodoxe.
En Allemagne, il ne peut y avoir un fétichisme perpétuel pour les excédents budgétaires et commerciaux, car ils sont faits aux dépens des autres
Ces divergences ne portent pas sur le fond – les classes politiques allemande et française restent plus que jamais en faveur de l’intégration européenne – mais sont liées à des différences d’intérêts. Ces dernières ne sont certes pas nouvelles, mais elles sont désormais exacerbées par la crainte d’un possible délitement européen, lui-même conséquence des résistances populaires.
Ainsi, cruel hasard du calendrier, on apprenait le jour même du sacre d’Emmanuel Macron que la voie semblait s’ouvrir en Italie vers un gouvernement qui allierait les deux grands gagnants du scrutin du 4 mars, deux forces dont les électeurs sont les plus hostiles à l’intégration européenne.
A ce stade, rien n’est encore joué, mais si le premier «gouvernement antisystème» de l’histoire de l’UE voyait le jour à Rome, Jupiter alias Charlemagne, de même que l’impératrice Angela, pourraient bien faire face à des cauchemars d’ampleur nouvelle…