Il semble inévitable que les autorités catalanes déclareront bientôt leur indépendance et que l'Etat espagnol répondra en abrogeant l'autonomie de cette région, licenciant ainsi les indépendantistes. Dans cette hypothèse, de futures confrontations entre la police et les indépendantistes sont à craindre. Celles qui ont été filmées et diffusées le 1er octobre, le jour du référendum, ont déjà fait réagir. La condamnation de la violence et les appels au dialogue sont de mise.
Quel contraste avec le silence total à l'égard de l'extrême violence utilisée contre les indépendantistes à l'Est de l'Ukraine, dans le Donbass, contre lesquels Kiev a déployé non seulement la police mais aussi son armée. Si Madrid envoie l'armée espagnole à Barcelone, les commentateurs hurleront que c'est le retour du franquisme. Ils évoqueront la gloire de la Barcelone républicaine pendant la guerre civile espagnole et l'héroïsme des brigades internationales. Mais quand Kiev déploie des milices nazies contre les indépendantistes, on n'en parle pas, et on passe sous silence le caractère clairement aveugle des bombardements qu'ont subi les villes rebelles. Le jour où il y aura une Anna Tuv catalane, tout le monde sera au courant : mais la triste histoire de cette femme ukrainienne, victime des bombardements ukrainiens qui ont tué sa fille et son mari en 2015, reste totalement inconnue au grand public.
En réalité, le soutien aux mouvements indépendantistes est toujours à géométrie variable – c'est-à-dire totalement contradictoire. Particulièrement criantes sont les incohérences qui interviennent quand une sécession en cache une autre. Quand la République soviétique de Moldavie proclama sa souveraineté en août 1991, c'était bien. Mais quand la République de la Transnistrie déclara son indépendance de la Moldavie en 1992, ce n'était pas bien. Quand la Bosnie-Herzégovine fit sécession de la Yougoslavie, c'était très bien. Mais quand la République serbe fit sécession de la Bosnie-Herzégovine, l'ONU envoya ses casques bleus sur le terrain pour l'en empêcher, et cela pendant trois ans de guerre. Quand les Etats-Unis proclamèrent leur indépendance de la Grande-Bretagne, de nouveaux horizons s'ouvrirent pour toute l'humanité ; mais quand les Etats confédérés déclarèrent leur indépendance des Etats-Unis, le monde fut plongé dans une nouvelle ère de ténèbres. Aujourd'hui encore, on enlève les statues de leurs généraux, tellement honnie est la cause pour laquelle ils se battirent. On peut multiplier les exemples de sécessions condamnées (Rhodésie, Chypre-Nord) ou soutenues (Timor Oriental, Soudan du Sud) quasiment à l'infini.
A part les situations de colonialisme, ou les cas de violations graves des droits de l'homme, la jurisprudence internationale considère qu'il n'y a pas de droit général à l'indépendance unilatérale ou à la sécession
Dans ces conditions de désarroi intellectuel, il peut sembler fastidieux de parler de droit. Cette approche, qui est celle de Madrid, peut vite tourner au vinaigre car nous savons depuis le dialogue mélien raconté par Thucydide que les grands enjeux en politique sont décidés non pas par le droit, mais par la force. Théophile Delcassé, ministre des Affaires étrangères français au moment de la crise de Fachoda en 1898, où l'armée britannique expulsa les troupes françaises d'un poste militaire dans le sud du Soudan, résuma fort bien le dilemme ainsi : «Ils [les Britanniques] ont des soldats. Nous n'avons que des arguments.» Or, les Catalans sont sans doute moins forts sur le plan militaire que l'Espagne mais ils ont aussi des armes de propagande non négligeables, dont la plus efficace est leur soi-disant statut de victimes.
Mais il existe une bonne jurisprudence sur la question de l'indépendance : à part les situations de colonialisme, ou les cas de violations graves des droits de l'homme, la jurisprudence internationale considère qu'il n'y a pas de droit général à l'indépendance unilatérale ou à la sécession. L'intégrité territoriale des Etats existants, surtout si ceux-ci sont démocratiques et respectueux de l'Etat de droit, ne peut être remise en cause par une déclaration unilatérale, qu'elle soit la conséquence d'un référendum ou non. L'un des précédents judiciaires les mieux connus pour cette position est l'arrêt de la Cour suprême du Canada de 1998 qui a stipulé que le Québec ne disposait pas d'un droit unilatéral d'indépendance : «Le Québec ne pourrait, malgré un résultat référendaire clair, invoquer un droit à l'autodétermination pour dicter aux autres parties à la fédération les conditions d'un projet de sécession.» Venant d'un pays éminemment démocratique, cet arrêt faisait autorité aussi dans le droit international, qui dans ses propres documents confirme, de manière explicite et répétée, le principe de l'intégrité territoriale des Etats (ex : Article 2.4 de la Charte de l'ONU; Résolution 2625 de l'Assemblée générale de l'ONU du 24 octobre 1970).
Certes, dans l'histoire des relations internationales, ces principes sont des coutumes que les grandes puissances pensent qu'il est plus honorable de violer que d'observer. Mais cette relative stabilité du droit international a volé en éclats en 2010 à cause d'un arrêt hautement regrettable de la Cour internationale de justice, l'organe judiciaire suprême de l'ONU et une instance qui, jusqu'à cette date avait agi en tant que gardien respectable du droit international. Saisi par l'Assemblée générale de l'ONU sur la question de la licéité de la déclaration de l'indépendance du Kosovo en 2008, une question à laquelle la Serbie était convaincue qu'une seule réponse était possible car le statut de sa province méridionale était gouverné par une résolution du Conseil de sécurité, la résolution 1244 de juin 1999, et parce que son initiative avait recueilli une grande majorité de voix des Etats membres de l'ONU au sein de l'Assemblée générale, la Cour internationale de justice, à la grande déception de Belgrade, statua que cette déclaration ne violait «aucune règle applicable du droit international».
L'affirmation de certains gouvernements pro-kosovars selon laquelle le Kosovo serait un cas unique qui ne fournirait aucun précédent à d'autres déclarations d'indépendance est parfaitement mensongère
Or, nous savons que les mains de ceux qui rédigèrent la déclaration du Kosovo de février 2008 furent tenues par les Etats membres de l'Union européenne (avec quelques exceptions, dont l'Espagne), qui gouvernera désormais la province par le biais d'une nouvelle agence, EULEX, et par les Etats-Unis, véritable auteur de la guerre de l'OTAN de 1999, dont la conséquence était l'occupation de cette province par ses troupes. La fameuse déclaration d'indépendance du Kosovo, d'ailleurs, est en réalité une déclaration de dépendance de la province à l'égard de l'OTAN et de l'UE, qui font partie de la minorité des Etats reconnaissant cette indépendance. Ces grandes puissances avaient-elles réussi à peser sur les réflexions des juges à La Haye, peut-être par l'intermédiaire du juge britannique, Sir Christopher Greenwood, ancien professeur de droit qui travaillait en cachette pour le gouvernement de Tony Blair et qui était à l'origine du célèbre avis légal du gouvernement britannique en 2003 proclamant la guerre en Irak légale ?
Ce qui est certain, c'est que l'affirmation de certains gouvernements pro-kosovars selon laquelle le Kosovo serait un cas unique qui ne fournirait aucun précédent à d'autres déclarations d'indépendance est parfaitement mensongère. La Cour ayant conclu qu'aucune règle de droit international n'avait été violée par cette déclaration, il faut par définition arguer – comme le fait la Cour – que le droit international ne contient aucune interdiction générale applicable aux sécessions unilatérales. Celles-ci sont donc autorisées et la sauvegarde de l'intégrité territoriale des Etats est lettre morte. L'arrêt canadien se trouve désormais dans la poubelle de l'histoire.
Nous savons depuis la sécession de la Crimée en 2014 quelles sont les conséquences de cet arrêt : il est moralement intenable de soutenir la sécession en 2008 du Kosovo d'un Etat, la Yougoslavie, qui était devenu parfaitement «démocratique» (aux dires de l'Occident) en 2000, mais de condamner la sécession de la Crimée de l'Ukraine putschiste en 2014. Cet arrêt a donc mis le feu aux poudres et nous en voyons maintenant les conséquences au sein même de cette Europe qui, l'Espagne comprise, avait attaqué la Yougoslavie en 1999. Autrement dit : qui sème le vent récolte la tempête.
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