L'annonce par la Commission européenne de l'engagement d'une procédure d'infraction contre la Pologne, la Hongrie et la République tchèque, pour leur refus d'accepter des quotas de migrants, ne fait que plonger l'Union européenne encore davantage dans la crise. Cette décision se rajoute à celle prise en juillet 2016 d'entamer une procédure contre la Pologne sur la réforme de sa cour constitutionnelle, et à l'appel voté par le Parlement européen en mai à déclencher la procédure de sanctions contre la Hongrie pour sa nouvelle loi sur les ONG.
Avec ces trois litiges, un clivage Est-Ouest s'ouvre au sein de l'UE avec comme pierre d'achoppement les valeurs traditionnelles. Les pays d'Europe centrale, et en particulier la Pologne et la Hongrie, ne se reconnaissent pas dans le post-modernisme post-politique de leur grand voisin allemand. Leur histoire récente est marquée par le rôle joué par le sentiment national (la Hongrie) et le sentiment religieux (la Pologne) dans leur libération progressive du joug communiste.
Ces deux pays ont donc emprunté très exactement le chemin politico-culturel inverse de l'Allemagne. Dans le plus grand pays de l'Union européenne, le sentiment national est totalement discrédité. Plus la barbarie nazie recule dans le temps, plus longues sont les ombres qu'elle jette sur le présent. Le passé allemand est décidément un passé qui ne passe pas ; l'Allemagne est, au contraire, condamnée à vivre et à revivre, apparemment à l'infini, sa honte nationale. C'est un peu l'image à l'envers de la Passion jouée tous les dix ans depuis des siècles dans le village bavarois d'Oberammergau. Mais dans la logique post-chrétienne qui est celle de nos jours, le pêché du nazisme ne s'expie pas et il n'y a aucun sauveur pour le racheter.
La différence est donc totale entre une Allemagne qui considère que les nations sont à l'origine de la guerre, et une Pologne et une Hongrie qui considèrent que les nations sont le socle de la paix et de l'ordre
Combien sont différentes les expériences polonaise et hongroise ! La Pologne considère qu'elle n'a survécu comme nation qu'en restant fidèle aux promesses de son baptême. L'Eglise catholique a servi de référence nationale, un substitut pendant la période communiste à un Etat dans lequel les Polonais patriotes ne se reconnaissaient pas. La Hongrie, qui même sous le communisme a toujours nourri un fort sentiment national – on parlait alors de «communisme du goulasch» – a depuis 2010 un Premier ministre qui comprend pleinement l'importance de l'enracinement national pour la cohésion d'un pays. Les premiers alinéas de la nouvelle constitution hongroise, adoptée en 2011 et intitulée «Que Dieu bénisse les Hongrois», évoquent le roi Saint-Etienne et – horresco referens – cette «Europe chrétienne» que l'Union européenne a refusé de mentionner dans sa propre constitution en 2004.
La différence est donc totale entre une Allemagne qui considère que les nations sont à l'origine de la guerre et de la catastrophe, et une Pologne et une Hongrie qui considèrent que les nations sont le socle de la paix et de l'ordre. Cette différence se manifeste surtout dans l'attitude adoptée à l'égard des migrants, mais elle est, au fond, la même qui oppose la vision post-nationale des Allemands à celle, nationale, des Britanniques : pour ces derniers, la victoire sur le nazisme est due à la résistance nationale (britannique et autre). Dans le cas britannique, ces visions irréconciliables ont abouti au Brexit ; en sera-t-il de même pour les Etats d'Europe centrale ?
Le clivage entre l'Allemagne et ses voisins de l'Est se rajoute à celui qui, dans les années 2009-2016, a profondément abîmé les rapports entre l'Allemagne et les pays de la Méditerranée en général, et la Grèce en particulier. Or, on peut certes continuer à fonctionner comme une Union avec des désaccords profonds entre les pays membres : 40 ans d'adhésion britannique le prouve. En revanche, on ne peut pas, sous de telles conditions, rêver de la «relance» de l'Europe qu'Emmanuel Macron a appelée de ses vœux au moment de son élection à la présidence de la République (exactement comme ses prédécesseurs François Hollande et Nicolas Sarkozy avaient voulu le faire au début de leur mandat respectif).
Cette «relance» doit consister, selon Emmanuel Macron, à la création d'un budget européen et d'un ministre européen des Finances. Or, quelles que soient les possibles objections allemandes à un tel plan, il est certain qu'il créerait une Europe à deux vitesses, dont les Polonais et les Hongrois ne veulent pas. Tous deux ont refusé dans des termes on ne peut plus clairs une telle réduction de leur statut à celui de «pays périphérique». Si l'Europe répond à cette contradiction en faisant ce qu'elle fait toujours – en faisant la quadrature du cercle, c'est-à-dire en cultivant l'ambiguïté à l'outrance – elle s'enfoncera dans la crise et Emmanuel Macron échouera dans sa tentative d'en finir avec le chômage de masse en France.
L'Union européenne est non seulement incapable de répondre aux défis, mais elle est aussi génératrice de problèmes supplémentaires.
Pendant la campagne, Emmanuel Macron avait promis un programme de relance de 50 milliards d'euros. Mais ces 50 milliards, il faut les trouver quelque part, quitte à faire exploser encore davantage la dette nationale. Le nouveau président de la République française compte les trouver dans le futur budget européen – d'où la caricature dédaigneuse de lui comme «l'ami coûteux» dans la presse allemande (Le jeu de mots se fait en allemand sur le double sens de «cher ami»/«ami cher»). Pour les Allemands, en effet, Macron entend sauver l'Europe – mais il entend aussi faire payer la facture à l'Allemagne. Or, son plan ne rencontrera pas seulement un sourire en coin allemand mais aussi une opposition frontale des pays de l'Europe centrale, tandis que sa coopération avec son partenaire militaire principal, le Royaume-Uni, qui constituait un contrepoids important au couple franco-allemand, semble se réduire aujourd'hui à une simple tentative de policer internet.
L'Union européenne est non seulement incapable de répondre aux défis auxquels l'Europe est confrontée, mais elle est aussi structurellement génératrice de problèmes supplémentaires – la crise des migrants n'existerait pas sans Schengen, qui permet à la Grèce et l'Italie de se débarrasser des migrants qui arrivent chez eux en les envoyant au Nord ; la crise de la dette grecque n'existerait pas si les prêteurs n'avaient pas cru que tout prêt libellé en euros était sans risque. L'UE essaie de régler ces problèmes de manière autoritaire, comme le montre cette dernière décision de poursuivre des pays membres en justice pour le non-respect de décisions prises sur les migrants, où encore le régime punitif imposé à la Grèce depuis six ans. Ces incohérences institutionnelles sont la raison pour laquelle toute tentative de réformer la France en maintenant la même politique européenne qu'avant, comme Emmanuel Macron entend le faire, est vouée à l'échec.
Du même auteur : «Theresa May, le François Fillon de la politique britannique»