Une «défense européenne» sous leadership allemand ?

L'Allemagne cherche à s’emparer du leadership européen de la défense, la Bundeswehr intégrant déjà des brigades d’autres pays. Mais la France ne devrait pas se plier à ce jeu, explique Philippe Migault, spécialiste en matière de défense.

L’Europe de la défense relève, pour tous les observateurs, du vœu pieux. Les membres de l’Union Européenne (UE) ont, pour la plupart d’entre eux, confié leur sécurité aux Etats-Unis depuis près de soixante-dix ans dans le cadre de l’OTAN. Cet abandon de souveraineté leur convient si bien que le relatif désengagement américain de l’Europe les inquiète profondément. En conséquence, l’objectif d’une défense strictement européenne, perçue au mieux comme une coûteuse duplication inutile du dispositif otanien, au pire comme une dangereuse aventure nécessitant une volonté politique et d’indépendance susceptible de froisser la Maison Blanche, semble inatteignable. Tels des adolescents clamant leur amour de la liberté mais incapables de s’affranchir de la tutelle parentale, les Etats de l’UE ont donc systématiquement saboté toutes les tentatives visant à mettre sur pied ne fusse qu’un embryon de défense européenne autonome. La France, qui défend une vision d’Europe puissance et se veut le héraut de la défense européenne, en a fait la cruelle expérience à moult reprises depuis une vingtaine d’années.

Pourtant, aujourd’hui, la donne change.

Non pas du fait d’un désengagement américain. Certes, Donald Trump n’a pas renouvelé les assurances américaines vis-à-vis de l’article 5 de l’OTAN. Mais l’Allemagne ne réaffirme pas à chaque alternance à la Chancellerie son respect de la ligne Oder-Neisse. Et les Etats-Unis, loin de se désintéresser de la défense de l’Europe, accroissent au contraire leurs efforts aux frontières de la Russie. Le budget consacré par le Pentagone à la European Reassurance Initiative, va augmenter de 1,3 milliard de dollars en 2018, pour atteindre les 4,7 milliards, soit une augmentation de près de 500% depuis les débuts du programme de réassurance, en 2015.

Vers une Allemagne «décomplexée» ?

En revanche l’attitude allemande vis-à-vis des questions militaires enregistre une mutation, soulevant de nombreuses interrogations.

L’Allemagne, on le sait, bat sa coulpe en permanence depuis la défaite du nazisme en 1945. «Sans moi !» ont répondu des générations de jeunes allemands à leur convocation pour le service militaire, se préférant «rouges que morts». Quant aux autorités du pays, elles s’appliquent aujourd’hui à extirper tout ce qui pouvait rattacher la Bundeswehr aux anciennes traditions de la Wehrmacht, ou du militarisme prussien, sur l’air rebattu du «plus jamais ça». Comme si une armée n’avait pas, plus qu’une autre institution, besoin de se rattacher à ses racines pour demander le meilleur à ses combattants.

L’Allemagne souligne qu’elle donne l’exemple et a donc vocation plus qu’une autre à se faire entendre

Berlin, pourtant, fait peu à peu entendre une toute autre musique. Angela Merkel assume chaque jour un peu plus ouvertement ses prétentions au leadership en matière de sécurité sur le continent européen. La chancelière, dramatisant la rupture – inexistante sur le terrain militaire – entre l’Amérique de Donald Trump et les nations européennes de l’OTAN, a récemment affirmé que «l’époque où on pouvait compter les uns sur les autres est quasiment révolue» et qu’il fallait que les Européens prennent eux-mêmes leur défense en mains. Or elle semble déjà avoir une idée très nette du pays susceptible de succéder aux Etats-Unis pour coordonner ces efforts… Une tendance logique, dans le droit fil du Livre blanc allemand de la défense de 2016, qui affirme la vocation de l’Allemagne à jouer un rôle d’«acteur central en Europe». Mais un bouleversement pour un pays que l’on qualifiait encore il y a peu de «géant économique» mais de «nain politique».

Certes Berlin ne prône pas une révolution diplomatique visant à instaurer sa suprématie et sa vision. Les autorités allemandes répètent leur attachement aux institutions et aux méthodes auxquelles elles se référent traditionnellement pour orienter leur politique de défense. Elles entendent privilégier, comme d’habitude, le multilatéralisme et conduire leur action au sein des deux systèmes de sécurité actuels que sont l’OTAN et son article 5, l’UE et son article 42.7.

Mais l’Allemagne souligne qu’elle donne l’exemple et a donc vocation plus qu’une autre à se faire entendre.

La force de réaction rapide allemande compte désormais dans ses effectifs une brigade néerlandaise et une brigade roumaine, tandis qu’une autre brigade néerlandaise et une brigade tchèque ont intégré des divisions blindées de l’armée allemande

Elle assume son rôle de Nation-cadre au sein des dispositifs de l’OTAN visant à rassurer les Etats d’Europe centrale vis-à-vis d’une hypothétique menace russe, notamment la Very High Readiness Joint Task Force (VJTF). Elle a, à ce titre, récemment déployé des troupes en Lituanie, tout en déployant des avions de combat en Estonie à des fins de police de l’air. Elle a envoyé des troupes au Kosovo, en Afghanistan, au Mali. Elle a annoncé qu’elle allait se doter d’une centaine de chars de combat supplémentaires pour faire face à la montée en puissance de la Russie. Peu importe que les soldats allemands envoyés en mission ne fassent pas la guerre parce que leur gouvernement ne les y autorise pas. Peu importe que les nouveaux chars Léopard commandés ne soient pas nécessairement en mesure de combattre à armes égales avec leurs homologues russes pour des motifs de respect de l’environnement. Peu importe en fait que l’armée allemande, qui n’a pas livré une bataille depuis plus de 70 ans, ne soit pas combat proven et ait sans doute perdu toutes les qualités combattives de ses devancières. Ce qui compte c’est l’affichage. Et l’argent.

Derrière le leadership sécuritaire, l’ambition industrielle

Si Berlin refuse de céder aux injonctions américaines et de porter son budget de la défense à hauteur de 2% de son PIB, elle consent cependant une substantielle augmentation de ses dépenses militaires. Cette hausse, sensible et constante, ne lui permet pas de recruter alors qu’elle est confrontée à une grave crise démographique et que ses jeunes ont, pour la plupart, l’armée en horreur.

Elle propose donc aux nations désargentées, ou refusant de faire davantage de sacrifices pour leurs armées, une intégration d’une partie de leurs troupes au sein de la Bundeswehr, dans le cadre du Framework Nation Concept de l’OTAN. La force de réaction rapide allemande compte désormais dans ses effectifs une brigade néerlandaise et une brigade roumaine, tandis qu’une autre brigade néerlandaise et une brigade tchèque ont intégré des divisions blindées de l’armée allemande. Echange de bon procédé : les troupes des Etats partenaires peuvent bénéficier d’un cadre professionnel mettant en œuvre le meilleur de la technologie militaire, tandis que les forces armées allemandes se voient renforcées d’unités placées sous leur commandement. Peu à peu se constitue donc une force européenne ayant pour pilier central les armées allemandes. En catimini, Berlin bâtit à son profit cette défense européenne que Paris appelle de ses vœux depuis la fin de la guerre froide.

Bien entendu, il est possible d’objecter que la brigade franco-allemande (BFA) est déjà une unité ancienne, que ce modèle, vertueux, a fait école et que nous devons nous en féliciter.

C’est oublier d’une part que la BFA n’a jamais eu aucune cohésion, les composantes française et allemande évoluant côte à côte, mais chacune selon leurs règles, la valeur militaire de la brigade étant en conséquence proche du néant.

Du fait de notre coopération avec l’Allemagne, nous devons déjà donner des assurances aux Allemands quant au sort futur de Renault Trucks Defense (RTD), un des fleurons de notre industrie de défense

C’est ignorer d’autre part que les unités internationales qui se constituent au sein de la Bundeswehr ne reposent pas sur un partenariat entre égaux, mais sur un abandon de souveraineté partiel des Etats qui choisissent d’intégrer une partie de leurs moyens au sein de l’armée allemande faute de moyens économiques ou de volonté politique.

C’est ne pas voir, enfin, que le programme de Framework Nation Concept est l’occasion rêvée, pour l’Allemagne, de truster les marchés de défense au détriment des industries européennes concurrentes.

La standardisation des matériels au sein des forces armées est un atout opérationnel, logistique, économique considérable. Il serait donc logique que les unités mixtes de la Bundeswehr partagent le même armement. Or ce ne sont pas les industries de défense néerlandaise, roumaine ou tchèque qui peuvent le fournir, mais Krauss-Maffei-Wegmann, Rheinmetall, Heckler & Koch…déjà leaders européens de l’armement terrestre. Et cette suprématie allemande se décline aussi sur le segment naval. La Pologne, tournant chaque jour un peu plus le dos à la France, semble décidée à équiper sa flotte de sous-marins de classe U-212, produits par le groupe allemand Thyssen-Krupp Marine Systems (TKMS). Cette entreprise, dont les submersibles équipent déjà l’Italie et la Grèce, vient de convaincre la Norvège d’acquérir quatre de ses navires. Elle est tellement ambitieuse qu’elle a acheté en 2005 un concurrent suédois, Kockums, dans le but de l’étouffer, ce qui a provoqué une réaction de rejet des autorités suédoises, qui ont repris en 2014 le contrôle de l’entreprise. Cette ambition menace de plus en plus les intérêts français sur le segment naval en Europe.

Sauvegarder le rang de la France

Dans un tel contexte, la récente visite en Allemagne de Sylvie Goulard, ministre des armées française, au terme de laquelle elle s’est prononcée en faveur d’un effacement partiel de l’industrie de défense française, au bénéfice de l’Allemagne selon toutes probabilités, est clairement irresponsable.

Du fait de notre coopération avec l’Allemagne, nous devons déjà donner des assurances aux Allemands quant au sort futur de Renault Trucks Defense (RTD), un des fleurons de notre industrie de défense, détenu jusqu’ici par le Suédois Volvo qui souhaite s’en séparer. Alors que son intégration au sein de Nexter, le leader français d’armement terrestre, aurait un sens, les Allemands de Krauss-Maffei-Wegmann, partenaires de Nexter au sein du groupe franco-allemand KNDS, entendent conduire l’acquisition, bien décidés à ce que celle-ci, si elle se réalise, ne provoque pas un déséquilibre entre Français et Allemands au sein de la société. Les Français ont dû accepter que ce soit la banque conseil de Krauss-Maffei-Wegmann qui pilote l’opération, montrant ainsi clairement qui, au sein de KNDS, «porte la culotte» pour reprendre les termes de notre excellent confrère de La Tribune.

Or ménager les susceptibilités allemandes au sein des consortiums franco-allemands est une précaution superflue. Les Allemands savent fort bien pousser leurs pions, imposer leur leadership et pousser les Français de côté pour imposer leur stratégie. Alors que l’équilibre franco-allemand était censé être la règle au sein d’Airbus, l’entreprise est aujourd’hui pilotée sans aucun contre-pouvoir par l’Allemand Tom Enders, qui s’est attiré une mise en garde peu diplomatique de Jean-Yves Le Drian, avertissement qui ne semble guère l’avoir ébranlé. Dès lors qu’attendre des futurs consortiums franco-allemands si chers à Sylvie Goulard ? Les entreprises françaises concernées devront-elles, elles aussi, aller à Canossa devant le plus riche ? Ce serait brader les plus beaux joyaux de notre industrie alors qu’ils possèdent une indéniable supériorité technologique sur leurs homologues allemands et une meilleure assise financière.

La France ne doit pas rentrer dans le jeu de l'Allemagne

Certes l’Allemagne sait produire d’excellents blindés, des armes légères extrêmement performantes, des submersibles à la fois peu onéreux et performants. C’est le seul legs de la Wehrmacht et de la Prusse qu’elle accepte. Mais elle ne possède pas le niveau d’excellence de DCNS sur le segment des navires de surface. Elle ne maîtrise pas la propulsion nucléaire. Elle ne sait plus construire un avion de combat comme Dassault Aviation. Sur le segment des moteurs ou de l’électronique de défense, elle est clairement inférieure à ces champions français que sont les systémiers Safran et Thales, même si elle possède des équipementiers de haut niveau.

Dès lors pourquoi devrions-nous tisser des liens avec un partenaire allemand qui, depuis le tournant de la décennie 2010, rejette quasi-systématiquement les propositions de programmes communs franco-allemands ? «Auparavant lorsque nous nous tournions vers les Allemands pour leur proposer un partenariat, ils s’empressaient de nous répondre et d’entamer la discussion. Aujourd’hui nous nous heurtons de plus en plus à une fin de non-recevoir», déclare un industriel français de l’armement, résumant l’opinion de la majorité de ses confrères. Si consortiums il doit y avoir, alors la France a, en conséquence, clairement vocation à prendre le lead en matière d’aéronautique et d’espace et à s’assurer, a minima, d’un partenariat à égalité en matière navale.

D’autant que les temps ont changé. «La guerre est l’industrie nationale de la Prusse», estimait Mirabeau. Tout cela est bien fini. L’Allemagne n’est plus une puissance militaire dont l’alliance soit susceptible de nous sécuriser. Société post-héroïque, les Allemands sont prêts à se battre, en Afrique ou ailleurs, jusqu’au dernier Français. Alors que Français et Britanniques partagent une culture proche du combat, disposent d’armés hautement professionnalisées et expérimentées, d’industries de défense complémentaires, l’Allemagne est, militairement, une puissance locale. Elle cherche à surfer sur la vague Trump et sur le Brexit pour s’emparer du leadership européen en matière de défense. Elle y réussit dans une certaine mesure. Mais il s’agit d’une usurpation plus que d’une consécration. La France ne doit pas rentrer dans son jeu.

Du même auteur : L'OTAN réuni : un sommet pour rien