RT France : Le président turc a rencontré le 10 mars son homologue russe à Moscou. Comment expliquez-vous ce rapprochement entre la Russie et la Turquie après plusieurs mois de tensions ?
Pascal Le Pautremat (P. P.) : Il y a une volonté d’apaiser les tensions autour des sujets sensibles du moment, en matière de géopolitique. Et notamment de la part de Vladimir Poutine. Cette volonté de jouer la carte de l’apaisement, du dialogue et de la négociation est indispensable pour le Kremlin, dans la mesure où la Russie, au-delà des questions inhérentes à l’Arc syro-irakien, est dépendante de l’accessibilité aux détroits du Bosphore et des Dardanelles qui lui permettent de passer de la mer Noire à la Méditerranée orientale. Et ces détroits sont sous contrôle de la Turquie. Il faut donc qu’il n’y ait aucun problème de circulation des navires russes tant commerciaux que militaires.
Si Poutine et Erdogan se rencontrent c’est parce qu’il s’agit de trouver une solution à la question syrienne
Vladimir Poutine donne aussi l’impression de toujours attacher une importance cruciale au dialogue d’homme à homme. Le président russe a toujours donné le sentiment d’aimer le contact personnel direct, ce qui doit semble-t-il aussi convenir à la personnalité d’Erdogan. Si Poutine et Erdogan se rencontrent c’est parce qu’il s’agit de trouver une solution à la question syrienne et accessoirement de connaître les perspectives que souhaite finalement obtenir la Turquie en intervenant – ce qui ne plaît pas à Bagdad - au Kurdistan autonome sous prétexte de lutter contre l’Etat islamique quitte à heurter les combattants kurdes qui ne sont pas naïfs. Ils voient très clairement que le jeu de la Turquie consiste à les perturber et à déstabiliser un peu plus la région.
La Russie veut donc faire le point avec la Turquie, à la fois sur la question irakienne mais aussi syrienne, sur l’axe syro-irakien – «tous ensemble luttons contre l’Etat islamique, mais vous les Turcs qu’est-ce que vous préconisez ?» La question est aussi celle de la duplicité de la Turquie qui, d’un côté blâme l’Etat islamique, mais de l’autre, à bien des égards, ces dernières années, l'a quand même soutenu, a ouvert ses frontières au trafic de pétrole – qui était contrôlé par Daesh – pour qu’il soit vendu en Turquie.
La question de l’avenir de la Syrie et le processus du renouvellement de l’exécutif en Syrie prédominent tout de même.
Moscou est surtout portée par une démarche collégiale, consistant à solliciter plusieurs partenaires pour trouver une solution commune
RT France : Certains analystes considèrent qu’en l’absence d'entente entre la nouvelle administration américaine et la Russie, cette dernière se tourne vers d’autres partenaires, notamment la Turquie. Pensez-vous que ce rapprochement russo-turc est causé par la froideur des alliés américains ?
P. P. : Je reste extrêmement prudent parce qu'il s’agit d'analyses à chaud, sous le coup de l’émotion, d’une mutation très particulière de la politique américaine. On sait très bien qu’il y a une nouvelle équipe qui se met en place à Washington et qu’elle ne fait pas l'unanimité. Le profil des hommes et des femmes du gouvernement de Donald Tump suscite beaucoup d’inquiétude et d’interrogations.
Je pense que, face à cette situation, Moscou est surtout porté par une démarche collégiale, consistant à solliciter plusieurs partenaires pour trouver une solution commune, sans perdre de vue pour autant les intérêts propres de la Russie, en vertu de ses préoccupations géopolitiques. Je ne ressens pas de volonté russe de couper les ponts avec les Etats-Unis et de se tourner plus vers la Turquie. Je pense qu’il s’agit surtout, pour le Kremlin, de jouer une carte de moyen et long terme posément, calmement, sereinement.
La Turquie est indispensable dans le processus de négociations sur les questions syro-irakiennes et cela passe immanquablement par un dialogue avec la Russie
RT France : Quel serait donc le jeu de la Turquie ? Est-ce qu’elle se tourne vers la Russie du fait qu’elle est mécontente de ses alliés occidentaux ou s’agit-il d’une stratégie géopolitique ?
P. P. : Oui, c’est plutôt dans la logique géopolitique. Le président turc se félicite d’avoir un pays qui est incontournable stratégiquement et géopolitiquement. Quoi qu’on fasse, l’OTAN a besoin de la Turquie, véritable plate-forme stratégique traditionnelle pour les opérations menées dans la région. La Turquie est indispensable dans le processus de négociations sur les questions syro-irakiennes et cela passe immanquablement par un dialogue avec la Russie. C’est un pays qu'on appelle le «château d’eau de la région» parce que le Tigre et l’Euphrate y prennent leurs sources. Donc, la Turquie a une capacité d’influence et peut-être même de nuisance sur les pays de la région. Aussi, Erdogan est-il très satisfait de sa capacité de puissance. Il est par exemple courtisé par des pays comme l’Arabie saoudite, dans la mesure où un axe sunnite se met en place dans le but d'affaiblir la portée de l’axe chiite qui relie l’Iran, l’Irak et la Syrie multiconfessionnelle. Cela flatte la dimension très personnalisée du pouvoir d’Ergogan, l’autocratie qu’on voit monter en puissance, une dimension dictatoriale qui s’amplifie alors que la montée de l’islamisme dans le pays est préoccupante.