Dimanche à Paris, vers 7h30. Le parfum montant du café matinal est accompagné d'un air diffusé sur France Musique. Ces quelques moments de musique orientale sont dédiés, nous annonce doucement le présentateur, aux victimes du génocide qui est en train de se dérouler à Alep. Décidément, même les émissions de musique sont désormais pénétrées de propagande politique, comme au bon vieux temps soviétique !
Le pauvre présentateur de radio ne fait que danser à la mélodie de tous les médias occidentaux. Qui paie les violons choisit la musique. Depuis le début de la bataille d'Alep, en effet, cette dure campagne militaire - la guerre urbaine est sans doute la plus atroce de toutes - est présentée par les médias occidentaux uniquement sous l'angle de la souffrance humaine. Ces médias répètent obsessionnellement que les civils en sont les victimes. A Alep-Est il ne semble y avoir que des hôpitaux, tellement on en a bombardé. Et parmi les «résidents» de cette ville, on a l'impression qu'il n'y a que des jardiniers et des filles de sept ans qui savent tweeter, à en croire au reportages de CNN.
Une image vaut mille mots et la guerre d'information est une guerre d'images
Et partout, les mêmes images de bébés portés dans les bras d'hommes, des clichés évidemment taillés sur mesure pour les caméras. Il y a un nombre quasiment infini de ces photos sur internet, comme on peut le constater en tapant «man carrying baby aleppo» dans Google images. De nombreuses vidéos montrent des personnes qui témoignent des pires atrocités mais qui n'ont pas la moindre tache de poussière sur leurs vêtements plutôt coûteux, et encore moins d'égratignure ou même de saleté sur leur visage. (Voir par exemple ce reportage de France Info, à partir de 0.40, mais il y en a tant d'autres.) Ont-ils vraiment vu ce qu'ils affirment? Il est permis d'en douter.
Deux choses sont particulièrement dérangeantes pour un citoyen de l'Occident dit démocratique. D'abord les deux poids, deux mesure qui consistent à évoquer Alep uniquement sous l'angle de la souffrance humaine - le fait que celle-ci soit sans doute exagérée ne veut pas dire, bien au contraire, qu'elle n'est pas aussi très réelle - mais la bataille simultanée de Mossoul uniquement sous l'angle des forces qui sont en train de prendre la ville.
D'Alep les médias racontent combien d'enfants blessés, combien d'hôpitaux touchés. On ne dit jamais combien de rebelles tués ou combien de civils en zone gouvernementale attaqués par ceux-ci. Il n'y a strictement rien sur les civils qui se réjouissent de leur sort, ayant pu quitter la prison des milices islamistes dans laquelle ils sont enfermés depuis des années. Il n'y a que des allusions très pudiques aux civils d'Alep Est qui cherchent refuge auprès des forces de l'armée syrienne. Il n'y a surtout rien sur les attaques d'obus lancés par les rebelles sur la population civile d'Alep Ouest, où les hôpitaux peuvent aussi être les cibles.
Il n'y a pas un seul journaliste occidental sur place à Alep, et pourtant le monde occidental se croit le mieux informé sur la situation dans cette ville
De Mossoul, c'est le contraire : les civils y sont les otages des rebelles ; ceux-ci y commettent des atrocités - ils mettent, par exemple, des bombes dans des jouets d'enfants ; la population ne rêve que de sa libération par l'armée irakienne soutenue par les Etats-Unis. On rend compte de cette bataille uniquement depuis la perspective des forces de libération. Samantha Power, faisant ce qui sera, on s'en réjouit, un de ses derniers numéros au Conseil de sécurité de l'ONU, demande aux Russes s'ils n'ont honte de rien. Mais c'est plutôt à soi-même, et à son propre gouvernement, qu'elle devrait poser cette question.
Le deuxième élément, plus préoccupant encore, est la crédulité des élites occidentales. Tout le monde prend ce que racontent les médias pour argent comptant, sans s'interroger sur les sources. Or le New York Times envoie ses dépêches sur Alep depuis Beyrouth, The Guardian depuis Istanbul, la BBC depuis Londres, et ainsi de suite. Il n'y a pas un seul journaliste occidental sur place à Alep, et pourtant le monde occidental se croit le mieux informé sur la situation dans cette ville. L'ONU condamne des massacres mais elle ne dispose d'aucune source information fiable sur celles-ci. Tout ce que montrent les journalistes de RT, est balayé comme de la «propagande pro-Kremlin», pour reprendre le langage infantile et paranoïaque de l'officine bruxelloise, Stratcom.
Cette crédulité dangereuse a deux causes. La première, ce sont les images dont les gens semblent être devenus les victimes passives. Une image vaut mille mots et la guerre d'information est une guerre d'images. Les fameux Casques blancs, depuis longtemps démasqués par Vanessa Beeley comme les récipients de centaines de millions de dollars occidentaux, ont surtout le rôle de produire des images. Avec leur vidéo promo confectionnée par une société américaine de communication, ce groupe semble ne disposer ni de brancards ni d'aucun matériel paramédical. Mais il y a toujours un photographe sur place pour filmer leurs prouesses.
Croire aux péchés de l'autre, c'est éprouver un sens intoxicant de sa propre supériorité
En octobre, un député britannique a même comparé la bataille d'Alep au bombardement de la ville espagnole de Guernica par les Nazis en 1937. En effet, une comparaison s'impose - mais non pas pour les raisons qu'a données cet ancien ministre. On se souvient de Guernica principalement à cause du tableau de Picasso, l'un des tableaux les plus connus de l'histoire de l'art - à cause d'une image, donc. Taper «Guernica» dans Google images et vous y trouverez essentiellement des images du tableau, mais non pas de la vraie ville. C'est l'image qui créé la réalité virtuelle, et qui par conséquent façonne la perception et la mémoire.
Cette crédulité a une deuxième cause dont il ne faut sous-estimer l'importance. Croire aux péchés de l'autre, c'est éprouver un sens intoxicant de sa propre supériorité. La condamnation morale est contagieuse parce qu'elle flatte l'orgueil de celui qui condamne. On se lave de tout soupçon en projetant les maux de ce monde sur l'autre. Plus fort on tape, plus on se blanchit. C'est cela qui entraîne la spirale de la violence, contre laquelle nous prévenait le grand anthropologue, feu René Girard. La foule joue un rôle clé dans cette violence, les vraies foules comme les foules virtuelles qui sont créées par la pensée unique. La foule a tendance à se focaliser sur des individus considérés comme l'incarnation du mal, dans ce cas Bachar el-Assad ou Poutine. Voilà pourquoi le Christ avait raison de désamorcer la foule, et de la faire disparaître en identifiant les individus qui la composent, quand il a demandé à celui qui est sans péché de lancer la première pierre contre la femme adultère. C'est une leçon qui est plus actuelle que jamais.