Pourtant je suis assez vieux pour me souvenir d'une époque où tous les partis de gauche, socialistes ou communistes, et même les démocrates américains, s'appuyaient sur les travailleurs ou sur la «classe ouvrière» ou sur le «common man». Personne n'allait vérifier si ces gens étaient munis de diplômes universitaires et on ne faisait non plus d'enquête pour vérifier si leurs opinions étaient politiquement correctes sur des questions comme le racisme, le sexisme ou l'homophobie.
Ce qui définissait les travailleurs comme sujets progressistes était leur situation d'exploitation économique et non pas une quelconque orthodoxie idéologique ou pureté morale.
Le héros plus ou moins mythique de la gauche ne fut plus le prolétaire mais le marginal, le migrant
A la fin des années 1970 un grand tournant s'est opéré dans les partis de gauche ; ils ont été de plus en plus dominés par des intellectuels souvent issus du monde universitaire et leur idéologie a radicalement changé par rapport à celle de la gauche classique.
Loin de viser à établir une forme ou une autre de socialisme ou même de justice sociale, la gauche est devenue la championne de la lutte pour l'égalité des chances, contre les discriminations, les préjugés, et, mondialisation oblige, l'ouverture des marchés.
Le héros plus ou moins mythique de la gauche ne fut plus le prolétaire mais le marginal, le migrant, l'étranger, le dissident, ou le rebelle, mêmes si celui-ci est un fanatique religieux dont aucun intellectuel de gauche ne voudrait dans son voisinage. On est forcé de repenser à Rousseau qui se moquait des gens qui font mine d'aimer les Tatares pour se dispenser d'aimer leurs voisins.
On s'est peu à peu retrouvé avec une nouvelle alliance de classe : le 1% comme on l'appelle, ou, pour être réalistes, les 10% des plus riches qui bénéficient de la mondialisation sont alliés à l'ensemble de la petite-bourgeoisie intellectuelle qui nous vendent la mondialisation heureuse au nom de «l'ouverture à l'autre» et qui agitent le spectre du racisme et du sexisme pour attirer les minorités et certaines féministes (bien que les femmes ne soient pas une minorité, certaines féministes ont des revendications similaires à celles des minorités).
Les principales victimes de la mondialisation sont les travailleurs les moins qualifiés
Mais cette alliance était extrêmement contre-nature d'un point de vue socio-économique, parce que les principales victimes de la mondialisation sont les travailleurs les moins qualifiés, qui sont souvent issus de minorités ou des femmes.
Le parti pris pro-globalisation de la gauche l'a amenée d'une dérive à l'autre. D'abord elle a abandonné toute prétention à une régulation quelconque de l'économie, se contentant de prétendre répartir équitablement les fruits de la croissance et à assurer «l'égalité des chances». Mais dans le monde réel, on a eu affaire à un accroissement des inégalités et à une croissance économique très faible.
On a aussi imaginé que le droit international pouvait être aboli et qu'une certaine «communauté internationale», en pratique les Etats-Unis et leurs alliés, allait faire régner l'ordre au niveau mondial et cela de façon militaire. A nouveau, dans le monde réel, cela n'a fait qu'engendrer plus de chaos, de misère, de réfugiés, et de résistance à cet ordre «américain». En fait, à la longue, la population américaine s'est mise à souffrir d'un mal étrange, le «war fatigue». A part une minorité d'idéologues, presque plus personne aux Etats-Unis ne veut assumer les coûts d'un empire.
Il a fallu aussi réagir aux protestations des victimes de la mondialisation. Ces protestations ont été gérées par l'idéologie de la tolérance : toute hostilité à la mondialisation devenait rejet de l'autre, racisme, xénophobie. Les intellectuels se sont lancés avec enthousiasme dans ce «combat contre le racisme», tout en veillant à garder leur position privilégiée dans la société, à l’abri des tornades de la mondialisation.
L'élection de Trump montre la révolte de la population américaine
Aux Etats-Unis, on se contente de stigmatiser les mal-pensants, en Europe, on va jusqu'à les poursuivre devant les tribunaux.
Tout cela devait bien exploser un jour, comme le mur de Berlin et l'URSS, et fondamentalement pour les mêmes raisons : une élite auto-satisfaite, coupée des réalités sociales et passablement incompétente qui prétend faire le bonheur du peuple sans lui demander son avis, et qui, en fin de compte, ne délivre même pas les bienfaits promis, finit par produire une révolte contre elle.
Après le Brexit, vint Trump. On peut gloser à l'envi sur ce personnage, mais plus les «libéraux» américains en disent du mal, plus ils soulignent implicitement l'énormité de leur défaite : après des années de politiquement correct et «d'éducation» au féminisme et à l'antiracisme, que peut-on imaginer de pire comme échec que l'élection d'un individu aussi diabolisé par les féministes et les antiracistes que Trump ?
Pour les européistes et les partisans de la mondialisation et des guerres humanitaires, la victoire de Trump a un peu l'effet que les grèves ouvrières en Pologne avaient sur les communistes : celles-ci montraient le mécontentement qui existait même dans le prolétariat là où il était supposé exercer sa dictature. L'élection de Trump montre la révolte de la population américaine dans la citadelle même du libre-échange et de l'impérialisme.
Reste évidemment à savoir si Trump va réaliser les aspects progressistes de son programme : protectionnisme et paix avec la Russie. Ce sont ces aspects qui irritent sans doute le plus l'oligarchie et non ses petites phrases ou ses galipettes. Par conséquent, ce sont ces aspects qui nécessiteront le plus d'intelligence et de détermination de sa part.
Une gauche qui ferait un bilan lucide de ses égarements passés devrait consacrer tous ses efforts à pousser Trump dans la bonne direction, plutôt que de s'aliéner encore plus la population en adoptant une nouvelle posture de supériorité morale et en vendant à nouveau son âme à la direction du parti démocrate.
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